Philippe B et la projection fictive
«Ce qui se passe, c’est dans sa vie, ou il est en train de parler d’un film qu’il regarde?» Voilà une réflexion que Philippe B s’imagine et qui fera son chemin dans la tête des auditeurs de son nouvel album, intitulé La grande nuit vidéo.
Notre rapport à la fiction est l’une des grandes trames de son nouvel album. L’auteur-compositeur-interprète québécois de grand talent s’est intéressé, pour ce cinquième tour de piste en solo, aux types d’œuvres que l’on consomme et ce que cela dit sur nous. «Pourquoi se projette-t-on dans des drames de couples qui se déchirent quand on n’a pas ça dans notre quotidien?», se questionne-t-il.
«La thématique est explorée à travers le paradigme du couple. C’est pas qu’un individu, c’est beaucoup à deux, mais la thématique n’est pas la relation. Ça me permet de traiter le sujet de façon émotive plutôt que d’avoir quelque chose de plus froid, comme une réflexion scolaire sur la fiction», ajoute celui qui est né Philippe Bergeron et qui nous offre un autre disque sublime de compositions au piano ou à la guitare sèche appuyées par des cordes.
La voix qui lui répond sur trois pièces du disque, la femme du couple fictif de La grande nuit vidéo, c’est Laurence Lafond-Beaulne, du duo Milk & Bone. «Il y a trois chansons qui étaient écrites de façon à ce que si je changeais le tu par le je, ça ne marchait pas. Je ne voyais pas des chœurs, mais des voix. C’est plus comme une question-réponse. Sur mon précédent disque Ornithologie, la nuit (2014), j’avais une présence fantomatique des chœurs. Ici, c’est un peu la même chose, mais on prend une autre step en la ramenant à l’avant comme rôle principal incarné.»
Sur le célébré Ornithologie, «il y avait un effort volontaire d’être plus léger», précise le compositeur et réalisateur. Le défi, cette fois-ci, «c’était plus de trouver une cohésion dans le narratif». «Pour Ornithologie, il y avait un narratif temporel qu’on a trouvé en le faisant, mais y avait pas une thématique de départ. Variations fantômes [sorti en 2011] parlait aussi de bien des choses, mais ça semblait être à propos d’une rupture, un disque lourd et triste à cause du répertoire classique utilisé. Là, j’ai l’impression que la thématique n’est pas si explicite parce que je n’ai pas super appuyé le truc. C’est pas The Wall! Mais pour moi, c’est clair, je le vois, ça me parle: y a un thème, des sous-thèmes, et les choses se tiennent plus.»
Sur Ellipse, par exemple, le sujet est plus explicite dans ce couple qui se projette dans la fiction (Nous étions toi et moi/Nous serons Elle et Lui, y entend-on). Philippe B parsème aussi cette idée plus subtilement dans Debra Winger, Explosion – premier simple du disque – et aussi dans la pièce titre, La grande nuit vidéo. Sur deux autres titres, on arrive à un sous-thème: celui de la violence. Rouge-gorge et Les enchaînés ont été composées en 2015 dans le cadre d’un spectacle en duo avec la danseuse Karina Champoux. «C’était beaucoup sur Alfred Hitchcock, la symbolique du film noir, un show relationnel sur l’homme et la femme», explique le chanteur.
Au début de Rouge-gorge, il est possible qu’on absorbe les mots (Je t’ai montré la violence/La menace au fond de moi) comme de la violence conjugale, mais la suite (Rouge-gorge, c’est le sang de nos langues qui se mordent/Le trop-plein de nos cœurs qui débordent), on y comprend qu’une passion plus forte qu’eux les unit. «Pour moi, c’est très léger, mais ça évoque des blessures plus graves et profondes, dit Philippe B. C’est une saynète d’un gars qui date une fille. Les phrases comme telles au premier degré sont perçues comme violentes. Je me suis dit: OK, on va jouer avec la perception, la suggestion de violence. Dans notre fond historique, on a tous une violence qui nous a marqués même si ce n’était pas si grave. Quand t’es en couple, tu t’ouvres à l’autre et tu parles de tes défauts, c’est du partage. C’était plus une chanson comme ça, mais j’étais à l’aise avec le fait que ça soit plus dramatique.»
Dans tout ça, Philippe B fait confiance à l’auditeur, lui laissant le choix de se projeter ou non dans la fiction de La grande nuit vidéo. «Je suis un peu entre deux chaises, entre les auteurs réalistes – si j’exagère, je dirais Lynda Lemay et Les Cowboys Fringants – et ceux plus poétiques comme Safia Nolin et Salomé Leclerc. Et je me pose toujours la question: combien être explicite ou pas? À quel point expliquer les choses versus ouvrir des portes pour que les gens puissent s’y projeter?»
À vous de jouer.
La grande nuit vidéo (Bonsound)
Sortie le 12 mai
Le 22 juillet au Festif! de Baie-Saint-Paul