Emel Mathlouthi : Savoir se côtoyer
Celle qui s’est d’abord fait connaître comme la porte-étendard d’un monde arabe moderne revient à Montréal avec un deuxième album aux accents plus intimes et avec un fort goût pour l’expérimentation musicale. Nous avons discuté avec elle dans la foulée de son concert au festival Nuits d’Afrique le 18 juillet prochain.
Quand on évoque le terme de musiques du monde, on retourne aux rayons des magasins de disque où étaient classés pêle-mêle les albums de Youssou N’Dour, les disques de rap celtique et les chants polyphoniques corses. Un fourre-tout informe où il était difficile de s’orienter et de différencier les différents patrimoines culturels à l’oeuvre. Puis on a tendance à associer cette époque à une façon de faire de la musique pour faire découvrir les divers patrimoines de la sono mondiale comme aimait l’appeler le fondateur de Radio Nova Jean-François Bizot. Seulement, avec le temps ,cette forme de musique s’est uniformisée et s’est mise à ressembler à tout et à n’importe quoi.
Aujourd’hui, heureusement, la forme se renouvelle et éclate, et Emel Mathlouthi nous le prouve avec son deuxième opus intitulé Ensen (humain). Un album qui tente de délimiter son identité artistique, qui s’éloigne du champ politique et qui se balade entre Sfax, New York et Bristol. L’opus a été bien accueilli dans le monde arabe tout comme en Europe et aux États-Unis.
« Cela me réconforte que cet album ai été bien accueilli partout où il est sorti. Je ne suis pas agacée par le fait d’avoir été associée aux révolutions arabes durant toute ma jeune carrière, je suis fière et honorée d’avoir donné une impulsion à ce mouvement, si petite soit-elle. Ce qui m’agace, c’est le traitement médiatique qu’on m’accorde. Il n’y a pas d’égalité dans le traitement des artistes, l’espace est restreint pour certains et immense pour d’autres. Quelques fois, j’ai l’impression que si j’étais née ailleurs on parlerait différemment de mon album. On dirait que les attentes sur moi sont exotiques, ethniques et politiques. C’est ce qui est un peu dommage dans l’approche médiatique qui m’est réservée, ainsi qu’à d’autres artistes qui ne viennent pas nécessairement d’Europe ou d’Amérique. »
Emel Mathlouthi a amorcé la pratique musicale en jouant dans un groupe de Goth-métal sous la dictature de Ben Ali en Tunisie. Puis, avec le temps, elle découvre d’autres chanteurs arabes, avec un fort penchant pour la subversion. Elle trouve ici sa famille musicale et se met à l’écriture de chansons politiques aux univers décriant le manque de liberté dans son pays: la Tunisie. Arrivent ensuite l’année 2010 et la vidéo YouTube qui fera d’elle une figure marquante de la révolution de jasmin. Dans ce vidéo, elle entonne la chanson Kelmti Horra pendant un rassemblement populaire à Tunis. Le reste appartient à l’histoire, elle sera à jamais associée à l’impulsion de la jeunesse tunisienne qui en a marre de Ben Ali et de ses privilèges.
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Avec les bouleversements que l’on connaît dans les pays du monde arabe arrive une nouvelle population qui s’implante un peu partout en occident. Avec cette réalité, au-delà des replis identitaires et des nationalismes exacerbés, existent une réelle curiosité et une attirance mutuelle pour mieux se connaître. La musique porte en elle cette force, elle est faite de ces rencontres. Mathlouthi, qui a mis plusieurs années à «fabriquer» cet album, l’a également composé sur plusieurs continents: en Europe, en Tunisie et à New York, où elle habite depuis maintenant trois ans.
«La réalité est qu’aujourd’hui, tout le monde peut se retrouver en exil. Cela ne veut rien dire être un migrant, le monde d’aujourd’hui fait exploser les perspectives, les notions et les frontières. La musique est exactement là pour cela. Ce que j’ai appris de plus sur cet album c’est que la musique est une façon de savoir se côtoyer.»
Avec cet album résolument tourné vers le présent et une voix puissante, Emel Mathlouthi réussit à porter notre oreille au-delà de l’exotisme tout en demeurant résolument engagée. Il s’en dégage un ensemble lumineux, poétique, qui permet de croire qu’il y aura des lendemains chantants…
Et qui sait, c’est peut-être elle qui crée la sono mondiale de demain?