Il s’adresse à toi, à moi, à vous, ses mots nous prennent par le cou. Jadis vautré dans sa « poésie vaporeuse », Pierre Lapointe nous somme aujourd’hui à la deuxième personne du singulier et s’immisce jusqu’au creux de nos oreilles. « Au début de ma carrière, je voulais réussir à comprendre comment écrire des chansons sans dicter à l’auditeur exactement ce qu’il devait penser. Je me disais ‘’je veux réussir à toucher les gens en restant flou puis le jour où je me sentirai vraiment en maîtrise de cette technique-là, j’arriverai à instaurer et à injecter dans mon travail des éléments plus réalistes.’’ Pour moi, La science du cœur c’est un peu le climax de toute cette démarche-là, que j’avais amorcée sur Punkt, par rapport à ce que j’ai fait avant. »
Directement interpellé, on écoute Sais-tu vraiment qui tu es l’amertume collée au palais, saisi par ce regard que le chanteur pose sur sa propre génération. « Toutes ces photos de ta vie / Tu les regardes dans ton lit / Elles ne te laissent jamais seul / Ton image sera ton linceul. » La chanson décortique nos fils d’actualité, ce quotidien qu’on magnifie minutieusement pour frimer aux yeux de ceux qui veulent bien nous suivre et (comble de chance!) nous transmettent parfois un petit combo d’emojis sympathiques sous nos publications.
On imagine le protagoniste des paroles réagir comme nous, comme autant de chiens de Pavlov devant le cliquetis des notifications. C’est un mondain entre « jet lag et gueule de bois » qui incarne nos quêtes superficielles, c’est un insatiable globe-trotter au-dessus des sentiments humains, au-dessus des nuages comme d’à peu près tout en fait. « [Sais-tu vraiment qui tu es] est une réflexion ouverte par rapport à notre rapport à l’image qui est très, très forte en ce moment. Je pense qu’elle l’a toujours été pour les artistes, je crois que la beauté a toujours été attirante pour l’être humain, mais maintenant, là, c’est rendu à une échelle individuelle qui n’a jamais eu de comparable avant. Instagram explose, Facebook perd de la vitesse incidemment. De plus en plus, on commence à communiquer strictement par l’image. Ça développe des facultés qu’on n’avait pas nécessairement avant, ce qui est très positif, et en même temps, il y a une espèce de perdition là-dedans parce que je pense que la majorité des gens consomment et injectent des informations sur la toile sans eux-mêmes se questionner sur ce qu’ils font. »
Dans le quatrième, puis le cinquième couplet, Pierre Lapointe fait directement référence à George Orwell et son prophétique roman. Il cite le millésime 84, parle du proverbial « grand frère », ce Big Brother qu’on alimente tous de notre propre gré. Finalement, ce n’est même pas l’État qui nous force la main : la réalité a dépassé la fiction. « C’est pas un gouvernement totalitaire. C’est nous qui nous qui faisons ça et c’est à l’échelle planétaire. C’est très, très étrange ce qui se passe en ce moment, admet le clairvoyant parolier. J’invente rien, dans le sens que ce que je dis là on l’a déjà dit partout, mais je trouve ça intéressant de juste l’amener dans un discours poétique de chansonnier. Ça n’a pas été fait si souvent que ça en français. »
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Ce texte, comme ceux qui le suivent et le précèdent, étale des préoccupations actuelles tout en perpétuant la rime et l’instrumentation luxuriante d’autrefois. L’opus crée, en ce sens, un pont entre deux époques. « J’ai choisi d’opter pour une façon d’écrire qui est dépassée, qui se rattache à la tradition française. […] Dans la rigueur, dans les choix de mots et d’arrangements. On a travaillé comme Aznavour et Brel le faisaient à une certaine époque avec des orchestrations très touffues. Pour moi, il fallait ramener ça dans un discours contemporain. »
Son leitmotiv, on reprend d’ailleurs ses termes, aura été de faire quelque chose de beau. C’est précisément cette commande qu’il a passée à l’arrangeur David François Moreau qui a couché les partitions sur papier et dirigé le populeux ensemble en studio. Des cordes, de la flûte, des pianos, de la harpe, du basson, du vibraphone, on en passe. « Lui, il était vraiment l’homme idéal pour arriver à tout ça. C’est un exercice, oui, de style, mais à chaque fois que je sentais qu’on se perdait je disais à David ‘’faut pas oublier que les gens doivent être émus, on doit faire quelque chose d’émouvant […], quelque chose qui donne envie de s’attacher.’’ »
L’attachement. Ce sujet est récurrent, si on lit entre les lignes du livret de la pochette. À l’instar du récent Bajada, son camarade d’étiquette soit dit en passant, cette offrande toute fraîche étudie le cycle des relations amoureuses de ses débuts craintifs à ses finales aigres-douces. Malgré la peur, malgré le risque, Lapointe appelle au courage. Le jeu en vaut la chandelle. « C’est drôle parce que c’est pas un album concept, j’ai pas essayé de raconter une histoire à l’échelle du disque… Quand est venu le temps de travailler le pacing, c’est sûr que, idéalement, il fallait réussir à s’assurer qu’une chanson propulse l’autre dans l’écoute. On a vraiment fait une mise en scène comme au théâtre, ou quand on fait un spectacle de chansons, pour permettre aux auditeurs de voyager, d’être bousculé ou flatté dans le bon sens. […] C’est un peu ça la doctrine ou la technique de manipulation, je dis ça avec amusement, qu’on a décidé d’utiliser pour éviter, justement, d’atterrer les gens et leur donner envie de mourir. »
Le récit se termine, à proprement dit, avec la « brusque » Un cœur, l’autopsie d’un chagrin qui vient après l’euphorie. La toute dernière plage (Une lettre) est en fait un prologue, une étreinte pour celui ou celle qui écoute. Si les strophes sont de Pierre, l’assemblage de notes a été conçu par Daniel Bélanger. « J’étais sur le tournage de La Voix quand j’ai reçu sa chanson et j’ai eu les larmes aux yeux. C’est bon signe, on est toujours le premier public. […] Je me suis dit ‘’on va y aller avec ça pour terminer l’album’’. Ne serait-ce que pour être doux avec les gens avant de leur dire bye. »
Des sous-sols aux projecteurs
Il n’y a pas que ce compatriote de légende, ce collaborateur rêvé, qui nourrit la plume de Pierre Lapointe. La science du cœur est certes une réflexion sur nos vies qui croulent sur le poids du web, mais c’est également un bouillon de référents culturels triés sur le volet. C’est un compliment à l’endroit des designers, artistes visuels, musiciens qui construisent son univers depuis une plus d’une décennie. « Moi, pour bien faire mon métier, j’ai toujours dit qu’il fallait que je fasse le point entre la culture d’avant-garde et la culture très pop. J’ai commencé jeune. T’sais, BGL avait quand même fait ma pochette de La forêt des mal-aimés en 2007! »
Prince Charmant est un exemple probant avec ces deux premières lignes : « Bowie est parti ce matin / Tu siffles en hommage un refrain » Sur ce morceau, le cinquième de l’opus, le Québécois emploie des saxophones similaires à ceux de la trilogie berlinoise du Thin White Duke. « C’est un clin d’œil à son caustic soul des années fin 70, 80. » Pierre marche dans les pas de Bowie à plusieurs égards. Comme lui, il voit son projet comme un prétexte pour tendre la main à des créateurs issus d’univers « plus pointus » qui excellent dans d’autres médiums.
En pénètre encore plus profondément dans la bulle du Montréalais, son cocon esthétique avec la piste 8 : Alphabet. Un morceau de spoken word enveloppé dans des violons disco qui évoque la mode de Vivienne Westwood et de Walter Van Beirendonck, le cinéma de David Cronenberg, les potins pipole d’une autre ère (Salvador Dali + Amanda Lear), la musique contemporaine de Steve Reich. Un compositeur si marquant qu’il influence aussi, avec Philip Glass, les pulsations de la chanson Zopiclone coécrite avec Félix Dyotte. « Il y a toujours eu énormément de références dans chacun de mes albums, j’ai codé beaucoup de choses pour que les gens les sentent sans nécessairement les comprendre. Là je me permets de les nommer pour l’une des premières fois. Ça peut vite être perçu comme une forme de chauvinisme de, genre, ‘’moi je connais des choses que vous connaissez pas’’… Aujourd’hui, je pense qu’il n’y a même plus de mérite à connaître des choses parce que tout le monde connaît tout avec son téléphone. C’est justement le moment de jouer avec tous ces éléments-là! »
Jamais n’a-t-on eu autant de clés pour comprendre l’œuvre passée, présente et future du lion imberbe.
La science du cœur (Audiogram)
Disponible le 6 octobre
Les 7 et 8 décembre au Grand Théâtre de Québec
Les 14 et 15 décembre au Théâtre Corona (Montréal)
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