«C’est la première fois que je me livre et que l’objet entier m’appartient.» Cet album, Charlotte Gainsbourg en est très fière. Six ans après Stage Whisper, elle nous offre Rest, concocté avec des collaborateurs de taille: Connan Mockasin, Owen Pallet (arrangeur d’Arcade Fire et de Caribou), Emile Sornin (Forever Pavot), Vincent Taeger (Poni Hoax), Tom Elmhirst (mixeur de David Bowie, Jamie xx, Adele), et même Paul McCartney, qui lui a écrit une chanson. Charlotte Gainsbourg pose sur ces 11 titres d’électro contemporaine sa voix si caractéristique, son timbre de soprano tellement léger qu’il en semble parfois chuchoté, son chant en voix de tête qui se casse parfois dans les aigus. En plus de signer les textes, la chanteuse est aussi passée derrière la caméra pour réaliser les clips vidéo.
La mort et le temps qui passe sont des thèmes récurrents dans cet album. C’est que Charlotte Gainsbourg se livre beaucoup dans ses textes, évoquant sans détour son père ou Kate Barry, sa sœur décédée fin 2013. Rest (in peace), c’est un adieu à un ancien moi, celui d’une timide qui se cache pour se protéger. Les blessures sont évoquées ouvertement pour mieux faire la paix avec le passé. Rest, c’est une mue. Pour en parler, la chanteuse réfléchit et pèse ses mots, mais répond avec beaucoup d’assurance et de confiance. Simple, menue et discrète, elle dégage pourtant une belle aura de femme forte, d’oiseau blessé qui s’est relevé. Charlotte Gainsbourg nous montre avec ses talents avec les images, les mots et la voix qu’elle est une artiste à part entière, loin de l’étiquette de fille de, de sœur de ou de femme de qu’on lui accole trop souvent. Et qu’elle s’assume enfin, jusqu’à livrer cet album autoportrait.
Voir: Rest a failli s’appeler Take One<. Le cinéma est toujours présent chez vous…
Charlotte Gainsbourg: Take One c’était comme une première prise, il y avait un clin d’œil au cinéma. Au final, ce que je raconte avec l’album, c’est vraiment ce double sens de «rest» en anglais et en français. Mais à l’origine, il y avait en effet des musiques de film qui m’inspiraient, dont je voulais m’approcher (les films de Brian De Palma, l’ambiance pesante de The Shining de Kubrick, Rebecca de Hitchcock, Jaws de Spielberg…). C’était plutôt des films d’horreur: une ambiance un peu étouffante, nerveuse et effrayante.
Ce qui me plaisait dans la musique de SebastiAn [le producteur de Rest, qui a aussi travaillé sur des albums de Kavinsky et de Franck Ocean], c’est ce quelque chose d’un peu grandiose et d’ample. Il y a ce côté grandiloquent parfois, de brutal aussi. C’est ça que je voulais: essayer d’approcher avec ma voix – qui n’est pas une grosse voix – ce genre de musique et de production. Et SebastiAn a totalement compris le challenge que c’était.
Vous habitez aujourd’hui à New York. Quelle influence a la ville sur vous?
En France, à cause de mes parents, on attend de moi que je fasse des œuvres grandioses… À New York, tout le monde est un peu artiste, et moi je suis plus libre. Quand j’ai perdu ma sœur, j’avais déjà commencé l’album, mais j’ai eu besoin de partir. On s’est donc isolés avec ma famille à New York. C’était un nouveau départ là-bas: j’avais une nouvelle vie, un nouveau quotidien, personne ne me reconnaissait, alors qu’en France tout le monde savait quel drame on venait de vivre. À nouveau, j’arrivais à respirer. SebastiAn a senti ce nouveau souffle.
Il y a beaucoup de chansons douloureuses dans l’album, mais ce n’était pas conscient. Et j’ai eu envie qu’il y ait une énergie derrière tout ce que je me permettais de raconter, malgré les thèmes de mort, de peine, de manque, etc. SebastiAn comprenait cette combinaison. J’aime bien quand les choses sont vraiment contradictoires… Moi, ça m’excite, y a un truc qui me porte. La brutalité dans la timidité, c’est ce que je ressens aussi de moi en tant qu’actrice: souvent, on me voit comme quelqu’un d’un peu fragile, effacé, timide, mais quand je fais des films comme ceux de Lars von Trier, je sors des choses beaucoup plus brutales, énergiques et violentes.
L’album est presque tout en français, alors que vous préférez d’habitude l’anglais. Pourquoi ce choix?
J’ai toujours écrit en français; j’écris un journal depuis que je suis adolescente. Mais le journal, c’est un style thérapeutique, c’est pas fait pour être lu, et j’avais parfois un style très complaisant avec le malheur. À chaque album, j’ai voulu écrire en français, mais l’ombre de mon père était tellement présente et pesante que ça rendait les choses beaucoup trop compliquées. À chaque fois, c’était des tentatives avortées, je n’aimais pas ce que je faisais, je me jugeais… Donc très vite, j’ai voulu chanter en anglais.
Là, SebastiAn voulait que je retrouve un peu le style de mon premier album avec mon père, Charlotte Forever, et il m’a suggéré d’écrire en français. Moi, je ne pensais pas vouloir au départ, donc j’ai essayé d’écrire en anglais. Et puis c’est venu en français… Connan [Mockasin] m’a aussi dit que je devais chanter en français. Il m’a dit: «On va s’isoler tous les deux, je serai à la guitare, je ne parle pas français, donc je ne comprendrai rien de ce que tu racontes, et tu vas juste essayer de placer tes textes.» Il faisait de très jolies mélodies – certaines sont sur l’album d’ailleurs. J’ai compris que je pouvais y arriver. Tout ça est allé par étape, car je suis quelqu’un de très laborieux. Faut avoir beaucoup de patience avec moi!
À New York, tout ce patchwork a commencé à prendre du sens. Je n’écrivais plus qu’à propos de ma sœur parce que je venais de la perdre. J’avais aussi énormément de plaisir à écrire, c’est pas comme si je me morfondais… Mais je ne voulais que parler d’elle, et ç’a été possible principalement en français. Je ne me posais plus la question de savoir si c’était assez bien ou pas, si j’étais aussi bonne que mon père, etc. Je m’en foutais. Et aujourd’hui, j’arrive encore à tenir bon avec cette idée.
Écrire ces textes si personnels, ça s’est passé comment?
Comme j’étais aux commandes des textes, je ne pouvais pas imaginer faire ça uniquement comme un exercice de style. C’était obligatoirement sincère, personnel, et du coup très intime et ressenti. Je ne pouvais pas l’envisager autrement. J’aimerais arriver à écrire à nouveau, c’est pas sûr, et j’espère que si j’y arrive je pourrai être un peu plus distante. Cet album, ç’a été particulier comme expérience…
Comme j’étais seule avec mon projet à New York, avec SebastiAn comme seul interlocuteur pour valider mes textes, je ne me suis pas protégée, j’étais pas trop prudente… Je me suis sentie complètement libre et sans censure. Et c’est seulement en mixant l’album que j’ai réalisé comme je m’étais livrée beaucoup. Mais je l’ai assumé, je n’étais pas prise au piège. Ça me plaisait d’être impudique.
J’ai l’impression que je suis une ex-timide: c’est vraiment propre aux gens timides d’avoir besoin de se provoquer. On est tellement dans un embarras constant… Le métier d’actrice m’a permis de me pousser, mais j’étais quand même tout le temps dans la frustration. Je ne prenais pas possession de moi, de ce que je voulais. Les timides, on est toujours un peu sur notre faim, c’est donc un rêve de pouvoir aller trop loin. Aujourd’hui, je suis allée là où je voulais aller. Je me laisse toujours la possibilité de changer d’avis demain, mais je suis en paix avec ce que j’ai fait.
Votre fille Alice fait les back vocals sur une chanson, il y a une piste cachée où chante la plus petite, et les deux sœurs jouent dans un des clips… C’est nouveau, cette volonté de mettre votre famille en avant?
Avant, j’ai toujours eu l’idée qu’il fallait les protéger, j’étais persuadée qu’il fallait tout garder secret, qu’il ne fallait pas qu’on parle de notre vie privée. Peut-être parce qu’on en a souffert beaucoup, Kate et moi, quand mes parents se sont séparés. Mais aujourd’hui, mes enfants, c’est ce que j’ai de plus cher, et j’ai envie qu’ils soient là et qu’ils fassent partie de l’histoire. Ce que j’ai de plus précieux avec mon père, ça sera toujours Lemon Incest…
Rest
Because Records
Sortie le 17 novembre