L’orchestre comme instrument
En décembre dernier, danseurs et spectateurs ont été agréablement surpris de voir une femme à la tête de l’orchestre du spectacle Casse-Noisette des Grands Ballets canadiens. Dina Gilbert a dirigé l’œuvre de Tchaïkovski, une quasi-première au sein de la compagnie. Entretien avec une jeune chef qui est en train de se tailler une place de choix au sein de l’univers classique.
Dina Gilbert a remporté le prix «Découverte de l’année» lors du 21e Gala des prix Opus en février dernier. Une distinction que Yannick Nézet-Séguin a également reçue en début de carrière. Chef assistance de Kent Nagano à l’Orchestre symphonique de Montréal pendant trois ans, la jeune trentenaire est déjà reconnue pour son énergie et son geste assuré. Aujourd’hui directrice musicale de l’Orchestre symphonique de l’Estuaire à Rimouski et de la Kamloops Symphony en Colombie-Britannique, elle continue de diriger l’orchestre de chambre l’Ensemble Arkea, qu’elle a fondé à Montréal il y a un peu plus de six ans. «Ce que je considère comme important dans une programmation, c’est d’y inclure de la musique d’aujourd’hui, des compositrices et des compositeurs canadiens. J’essaie aussi de programmer l’œuvre de femmes compositrices parce que s’il y a un problème de représentativité dans la profession de chef d’orchestre, celui qui existe en composition est encore plus grand.»
Il est difficile de passer outre la notion de parité en discutant de musique classique avec une femme qui s’illustre dans un milieu qui a longtemps été celui des hommes. «La sœur de Mozart était très brillante. On reconnaissait le talent des femmes à l’époque, mais pas qu’elles passent à la postérité.» Bien que les auditions à l’aveugle aient changé la donne pour les musiciens, certaines chefs d’orchestre n’ont pas encore la chance d’éviter les biais inconscients des directeurs d’orchestres ou des conseils d’administration. «On est de plus en plus de femmes chefs d’orchestre. En classe au doctorat, on était trois femmes pour deux hommes. Ce n’est pas parce qu’il y a moins d’intérêt pour le métier ni parce que le public ou les musiciens ne sont pas prêts à nous voir diriger.» Le plafond de verre ne s’est pourtant pas érigé au-dessus de celle pour qui cette profession semblait destinée.
Dina Gilbert a grandi à Saint-Georges de Beauce en baignant dans l’univers de la musique, sans pour autant avoir un orchestre local duquel s’inspirer afin de poursuivre le métier qui est aujourd’hui le sien. «On était six filles et mes parents considéraient que c’était important de jouer du piano et de chanter.» À l’adolescence, elle dirige déjà le chœur d’enfants de l’église locale, puis elle répète l’expérience lors de son passage dans les cadets de l’air auprès de 45 musiciens élites du Québec qu’elle accompagne en tournée estivale pendant 9 semaines. Elle admet, en riant, n’avoir retenu que certains principes de survie en forêt. Cette étape représente cependant, sans qu’elle le sache à l’époque, une étape marquante qui la mènera vers la profession. «Être chef d’orchestre, c’était pour moi l’équivalent d’être astronaute: c’est un métier que je connaissais, mais j’ignorais le chemin qu’il fallait prendre pour l’exercer.»
C’est le professeur et chef d’orchestre Paolo Bellomia qui a remarqué son talent dans une classe optionnelle au baccalauréat. C’est ce même professeur qui l’a accompagnée pour sa préparation à l’audition de la maîtrise. «À la seconde près où on m’a acceptée dans le programme, j’ai réalisé que toutes ces étapes avaient eu leur raison d’être. Je me sentais musicienne, sans nécessairement être interpellée par une carrière de pianiste ou de clarinettiste. Quand la direction d’orchestre s’est présentée à moi, je me suis dit, hors de tout doute, que je ne pouvais faire que ça! C’est un métier qui me nourrit, qui me fascine, qui stimule constamment ma curiosité et ma volonté d’en apprendre plus. Si je me suis dirigée vers ce métier, c’est vraiment grâce à Paolo Bellomia et Jean-François Rivest qui m’ont enseigné à l’Université de Montréal.»
L’importance de la communauté revient continuellement dans son discours lorsqu’elle parle des mentors qui l’ont inspirée et de son rôle en tant que directrice musicale ou chef d’orchestre. Comment la nourrir, comment la faire vibrer différemment avec la musique? «Lors des concerts présentés récemment à Kamloops, j’ai invité un membre du public à venir diriger la pièce de rappel. Pendant un concert aux États-Unis, j’ai invité 10 spectateurs à s’asseoir au sein de l’orchestre. Évidemment, les musiciens doivent être à l’aise de se prêter au jeu. Ce sont des choses simples qui ont un impact direct sur le public. J’aime beaucoup jouer là-dessus!» Cela explique sans doute son intérêt et sa facilité à diriger des œuvres très classiques, au même titre que des concerts qui bousculent la forme et le fond du domaine. Dina Gilbert faisait récemment ses débuts avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France dans un programme hip-hop symphonique auprès des artistes IAM et MC Solaar. De retour au Québec, elle a dirigé la musique du compositeur John Corigliano lors de la première mondiale de la présentation avec orchestre du film Le violon rouge. À l’étranger, on l’a invitée à diriger des orchestres aux États-Unis, en Chine, en Roumanie et en Estonie. Cette vie qui la fait voyager, la maestria l’aime déjà. C’est cependant de voir ses orchestres gagner en reconnaissance qui représente à ses yeux le plus important gage de succès pour les années à venir. Quant aux projets qui se présenteront à elle, si le concert a une valeur artistique et qu’il peut «toucher des gens», elle ira de l’avant.