Bars-spectacles : Un statut précaire
Musique

Bars-spectacles : Un statut précaire

Devant l’incertitude et l’indéniable morosité ambiante, les propriétaires des lieux de diffusion alternatifs mettent les bouchées doubles pour assurer leur survie.

Il y a eu la fermeture du Sous-Bois à Chicoutimi l’été dernier, la fin abrupte du Cercle entre Noël et le début de 2018, puis la mort lente du Divan orange le 18 mars dernier après une longue série de last calls et un ultime concert d’Avec pas d’casque. Hélas, la journée qui s’en vient n’est pas flambant neuve. De part et d’autre du Québec, les propriétaires des lieux de diffusion alternatifs voient leurs espoirs pâlir et leurs passions réduites en poussière. Les temps sont durs.

Dans la foulée des tristes événements, l’ex-agent de spectacles Yannick Cimon-Mattar a profité de la Bourse Rideau, un congrès des professionnels du spectacle qui se tient à Québec chaque année, pour organiser sa première Messe basse. C’est dans ce cadre que se sont réunis Marie-Ève Bouchard du Club Soda, Joëlle Turcotte du Zaricot à Saint-Hyacinthe, Karl-Emmanuel Picard de l’Anti et Sébastien Cummings des Pas perdus aux Îles-de-la-Madeleine. Les quatre panélistes, rejoints par Julien Senez-Gagnon du Divan orange, ont souvent évoqué le manque de reconnaissance à leur égard, ce permis de bar-spectacle qui les empêche de se qualifier pour des subventions malgré leur mandat culturel, ce rôle important qu’ils jouent dans la diffusion de la musique locale ou étrangère, de la relève ou méconnue de la masse.

Messe Basse - Photo : Marie-Ève Fortier
De gauche à droite : Marie-Ève Bouchard, Joëlle Turcotte, Karl-Emmanuel Picard et Sébastien Cummings photo : Flore Bibeau, Courtoisie ecoutedonc.ca

Un point que l’ex-directrice artistique du Cercle Caroline Simonis relève aussi, elle qui était restée très discrète jusqu’ici. Dans son «lab vivant», les petits plats du chef et les verres d’alcool servaient à financer leur programmation qui, rappelons-nous, touchait également aux arts visuels, au théâtre, à la danse, et on en passe. Un modèle économique qui s’est avéré trop fragile, d’autant plus que Bruno Bernier et elle, tous deux copropriétaires, ne pouvaient compter sur un appui gouvernemental. «[J’explique notre fermeture par plusieurs facteurs, dont] un manque de soutien et de vision des pouvoirs en place qui n’ont pas su s’adapter à l’apparition d’un nouveau modèle dédié à la diffusion et à la production, bien sûr, mais surtout à la valorisation et au développement de projets mettant de l’avant la citoyenneté culturelle par une approche intersectorielle.» Reste à voir si André Gagné et ses associés du nouveau D’Auteuil se limiteront à la présentation de concerts en reprenant le célèbre local du 228 St-Joseph Est. 

Dans certaines régions, il arrive même que des instances politiques viennent interférer dans les activités des salles nées de l’initiative privée. C’est le cas à Cap-aux-Meules. «Où ça devient injuste, c’est quand les comités de loisirs et les autres organismes, la marina ou la Ville par exemple, décident de faire des shows avec des permis de réunions», dénonce Sébastien Cummings en faisant bien attention de rester diplomate pour ne pas s’attirer les foudres de ses proches voisins. «Là, ils viennent jouer directement dans mes plates-bandes avec des fonds publics, ils font le même genre de shows que moi alors que je ne bénéficie d’aucune aide gouvernementale. En plus, ça me coûte extrêmement cher pour les permis d’alcool, pour que mes employés soient payés…»

À Québec, c’est presque le contraire. Les mesures mises en place pour éviter aux différents acteurs de se piler sur les pieds s’avèrent souvent frustrantes, voire nuisibles. Le copropriétaire de l’Anti, Karl-Emmanuel Picard, se dit contraint par les clauses d’exclusivité imposées par «un festival quelque part au Québec, un festival de très grande envergure» qui s’adonne, on le déduit, à être l’un de ses plus précieux partenaires. Il marche évidemment sur des œufs. «Je pense que n’importe qui avec une petite salle rêverait d’être dans ma position», nuance le directeur de cette salle, qui collabore notamment avec le Festival d’été de Québec et Envol et Macadam.

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Le Cercle, à Québec     photo : Guillaume D. Cyr

Toujours est-il que ces primeurs, disons locales, l’empêchent souvent de programmer certains groupes ou artistes solo qui pourraient remplir sa salle, en plus de mousser les ventes d’alcool. Grosso modo, le marché des concerts montre des signes de saturation. «Il y a cinq ans, y avait pas The Lumineers à Québec, de Mumford and Sons, d’Arcade Fire au Centre Vidéotron, d’Imagine Dragons… Il n’y avait pas ces gros shows-là… C’est super positif, mais quand le monde va voir ces shows-là, ils ont un budget vraiment moindre pour avoir accès aux autres plus petits spectacles.»

C’est sans parler de l’exode des jeunes qui frappe la Vieille Capitale de plein fouet aux abords de chaque 1er juillet. Le départ de ces gens plus attirés par les arts et actifs la nuit a forcément un impact négatif sur la scène alternative, comme le croit Yannick Cimon-Mattar, ancien propriétaire de feu L’Union commerciale et maintenant cofondateur du système de billetterie lepointdevente.com. Il en a vu, lui, des mélomanes et des musiciens partir vers Montréal. «Il y a un climat à Québec, une ambiance qui fait que c’est pas nécessairement propice pour ce genre de scène là. Ça s’explique d’un million de manières. On est fort sur les has-been à Québec, c’est pas un secret.»

Mais la situation n’est pas tellement plus rose de l’autre côté de l’autoroute 20. En plus des plaintes de bruit, le Divan orange a dû faire face à une augmentation de ses frais afférents, de son loyer comme de ses taxes, ce qui a évidemment contribué à sa récente fermeture. «C’est un phénomène global de gentrification. Ça nous affecte particulièrement. On veut avoir des salles sur des axes majeurs, dans des quartiers centraux avec pignon sur rue par souci d’accessibilité, mais ça vient avec des impératifs financiers», explique Julien Senez-Gagnon, désormais ex-responsable des communications de l’établissement. «En fin de compte, on se fait priced out d’un quartier qu’on a aidé à bâtir.»

Quelles solutions?

Bref, le contexte qui mène actuellement les salles de spectacles alternatives au bord du gouffre s’avère aussi complexe qu’accablant. «Bien au-delà de notre situation, c’est un désastre. S’il n’y a pas quelque chose qui est fait rapidement, toutes les petites salles vont disparaître. Faudrait que la SODEC s’engage clairement», avance Julien Senez-Gagnon, à propos de cette société gouvernementale québécoise vouée à soutenir les entreprises culturelles d’ici. «Des grosses salles comme le M Telus ont accès à des commanditaires majeurs qui assurent leur développement, mais nous, on n’est pas assez gros pour intéresser les compagnies privées. Pas le choix de se tourner vers le gouvernement.»

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Jon Weisz     photo : Antoine Bordeleau

C’est notamment dans le but d’attirer l’attention de la SODEC et du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) que Jon Weisz, directeur de la compagnie de diffusion, de gérance et de relations de presse Indie Montréal, a récemment fondé Scènes de musiques alternatives du Québec (SMAQ). À la différence du Réseau des scènes alternatives du Québec (RSAQ), auquel toutes les petites salles de la province peuvent souscrire, ce nouvel organisme regroupe uniquement les salles qui produisent des spectacles, soit des endroits non subventionnés tels que le Zaricot ou la Casa del Popolo «qui proposent les mêmes activités que des institutions très bien financées comme les maisons de la culture».

Jusqu’à maintenant, la mission de l’organisme semble interpeller la SODEC. Weisz rencontrera d’ailleurs quelques membres de la société gouvernementale très bientôt. «L’idée, c’est de voir comment on peut aller de l’avant avec un partenariat ou un quelconque soutien. Si ça prend 2-3 ans avant que ça mène à quelque chose, ça serait déjà positif, même si on risque de perdre d’autres salles d’ici là.»

Jointe par courriel, la directrice des communications de la SODEC, Johanne Morissette, reconnaît «le rôle particulier de ces lieux de diffusion alternatifs», qu’elle considère comme «des vecteurs importants dans le développement des artistes et des publics au Québec». «Cette situation nous préoccupe. Nous évaluons actuellement la possibilité d’intervenir auprès des représentants [de ces salles] qui souhaitent se doter d’une structure associative afin de leur permettre de mieux se concerter et mutualiser certains de leurs services. Il leur revient de bien définir leurs besoins et les éléments qui les fédèrent», précise Morissette à propos des membres de SMAQ.

Regroupant une quinzaine de salles jusqu’à maintenant, l’organisme de Weisz ne fait toutefois pas l’unanimité auprès des propriétaires. Doutant que ce soit «la meilleure solution», Karl-Emmanuel Picard de l’Anti suggère plutôt que la SODEC ou le CALQ trouve des fonds pour mandater un ancien ou actuel propriétaire d’une petite salle comme représentant. «Je veux rien enlever à Jon Weisz, mais […] il n’a jamais eu de petite salle», rappelle-t-il, avant de nommer d’autres acteurs de l’industrie qu’il juge plus appropriés pour ce poste. «Je verrais l’ancien proprio du Divan orange ou bien Sébastien Cummings – quelqu’un qui a beaucoup d’expérience là-dedans et à qui on donnerait un salaire […]. Ça encouragerait les plus grands décideurs à comprendre ce qu’il se passe dans notre milieu.»

Mais pour l’instant, Picard s’efforce de créer un lien avec l’administration Labeaume par l’entremise d’Alexis Girard-Aubertin, un chargé de projet avec qui il a commencé à correspondre par courriel. «Moi je pense que je vais beaucoup plus miser sur la Ville [au lieu] de me rendre à la SODEC, au niveau fédéral et provincial», croit-il.

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Le Divan Orange     photo : Antoine Bordeleau

Reste que, pour le Divan orange, les initiatives municipales n’ont pas suffi. En 2015, le bar-spectacle qui présentait plus de 300 spectacles par année avait reçu une subvention de 25 000$ pour ses travaux d’insonorisation, ce qui lui avait permis de stopper les coûteuses plaintes de bruit qu’il recevait depuis plusieurs années. «Mais même au-delà de ça, notre situation était précaire. On voulait pas trop en parler, car de toute façon, on avait un problème immédiat à régler», rappelle Julien Senez-Gagnon. «Dans tous les cas, c’est pas juste au municipal d’agir. Rendu là, c’est une question de volonté. [Pour le gouvernement], y a juste pas d’urgence.»

Conscient de l’apport financier limité du palier municipal, Weisz croit toutefois que celui-ci pourrait s’investir davantage. À cet effet, il se dit inspiré par Toronto qui a créé le poste d’agent de développement du secteur de la musique en 2014. «C’est une bonne façon de faire un lien entre la Ville et l’industrie musicale. Même si ça prend du temps avant qu’on voie les changements arriver, ça démontre qu’il y a une discussion, un pont.»

Si les salles alternatives ne s’entendent pas toutes sur les façons d’assurer leur survie, une chose est certaine: elles croient que la première étape du processus passe par la discussion et la réévaluation de leur statut. «Il faut travailler sur une certification qui viendrait reconnaître notre mandat culturel, résume Senez-Gagnon. On se fait tous dire qu’on est des bars, alors qu’on présente plus de musique par année qu’une maison de la culture subventionnée.»

«La survie de la chanson passe par les petites salles»

Archétype de l’artiste de la relève en plein essor, Lydia Képinski a fait le tour des bars-spectacles de la province l’an dernier. La situation précaire que traversent ces établissements la touche tout particulièrement. «L’économie des petites salles, c’est quelque chose qui me fait un peu peur. Je veux pas me barrer l’accès aux maisons de la culture, mais souvent, les gens qui travaillent là sont des syndiqués qui comprennent pas la loi de l’offre et de la demande. Ils ont des enveloppes gouvernementales et se forcent pas tout le temps pour faire de la promo, aller chercher un public cible. À côté de ça, t’as des bars comme la Taverne Saint-Casimir qui sont remplis de monde. Le gouvernement les considère comme des bars, mais c’est les places où c’est le plus le fun de jouer. C’est tellement convivial.»

Loin de n’être qu’un terreau fertile pour l’émergence, le microcosme des lieux de diffusion alternatifs est également bénéfique pour les artistes bien établis. Initié à la musique québécoise dans les années 1960 par l’entremise des boîtes à chanson, où il y a vu ses premiers spectacles à vie, Michel Rivard retrouve au sein des petites salles de la province une ambiance similaire, prompte à la spontanéité et à la proximité. «À toutes les étapes de ma carrière, j’ai senti le besoin de retrouver cette essence-là», dit celui qui a notamment foulé les planches du Zaricot, de l’Ange cornu, du Verre bouteille et du Lion d’or l’an dernier, en plus de différentes salles subventionnées.

Même s’il avoue ne pas avoir été mis au fait des récentes fermetures et ennuis financiers de ces lieux, il juge la situation désolante. «Si, un jour, il y a quelque chose à faire, si on doit organiser quelque chose pour montrer notre appui, c’est sûr que je serai là. Je trouve ça trop important, surtout dans l’état actuel de notre chanson, où la radio est trop formatée, où les ventes de disques sont des peanuts… Plus que jamais, la survie de la chanson passe par les petites salles.»