King Abid : La vie c'est fait pour jouer
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King Abid : La vie c’est fait pour jouer

Il est né en Tunisie, mais ses racines musicales s’ancrent en Jamaïque et il habite… à Québec! Avec sa musique, Heythem Tlili alias King Abid se fait le porte-parole de la joie sans sarcasme et des cohabitations heureuses. 

Ce qu’il propose et symbolise relève de la plus haute pertinence dans une ville où six hommes de confession musulmane ont péri sous les balles d’un terroriste, où l’ensemble des citoyens sont très souvent réduits à la réputation de certaines radios privées, où les manifestations des groupes d’extrême-droite font les manchettes. Triste mais vrai: la capitale n’a pas toujours bonne presse. King Abid, néanmoins, est de ceux qui exercent un contrepoids et font briller le 418 à sa pleine mesure. Son message, purement positif et exempt d’amertume, résonne très fort aux oreilles de ceux, majoritaires sans aucun doute, qui prônent la tolérance. “Je suis l’arabe qui dit Bienvenue à QC. Moi, Québec, c’est ma ville.  Donc si tu viens dans ma ville, t’es le bienvenu. Si tu viens chez moi, je vais t’accueillir comme un roi. C’est comme ça que je le vois. Les racistes, je les regarde pas. Des fois, c’est vrai, je fais l’autruche. Des fois, ça fait mal, j’écris un gros post, je me prépare à le publier, puis je me ravise. Moi, je réponds avec de la musique, je montre l’exemple.  Pour le reste, je laisse les gens parler. Pas le choix.”

Dans ses chansons, Heythem Tlili fait l’étalage des bienfaits de l’ouverture à l’autre, du partage. Dès les premières notes de l’album, sur cette pièce instrumentale intitulée Yamma nheb naaras, il assoit les bases des onze chansons qui suivront. Sur Emerikia, sa seconde offrande, le musicien se révèle être un savant alchimiste, se prêtant à une série de mélanges étonnants, aussi singuliers que rassembleurs. Rythmes afro (avec Samito et Pierre Kwenders) ou brésiliens, samples indiens, cornemuse tunisienne, accents dancehall et reggaeton, flûte orientale, hip hop… Le joual se fraie aussi un chemin dans la plupart des textes, particulièrement sur le refrain de Kessekssessa, un brûlot enregistré aux côtés de Robert Nelson (Ogden d’Alaclair Ensemble) qui risque fort bien de faire un tabac. “C’est sûr que l’approche pour cet album était différente de l’autre. Je parle plus aux Québécois qu’aux Tunisiens. En même temps, quand je suis entré dans le coeur, dans le vif du sujet, je ne pensais plus à ça et j’y suis allé au maximum.” Donc, tu n’as pas préparé cet album en pensant à un marché en particulier? “Ah non! C’est pas cool de calculer ça. Quand il y a des calculs dans l’art, ce n’est plus de l’art, à mon avis. Il faut que ça sorte naturellement. Les succès que j’ai eu en Tunisie sont arrivés par hasard. Des fois, quand j’écris, c’est plus facile en français et, d’autres fois, c’est plus facile en tunisien. Ça m’arrive de tricher. Quand c’est difficile dans une langue, je vais piger dans l’autre!”

Avant même d’être consacré “Révélation de l’année” par Ici Musique, le nom de King Abid circulait déjà allégrement de l’autre côté de l’océan Atlantique. Écrite en hommage à la boisson houblonnée nationale, sa chanson Celtia (téléversée en 2013 sur Youtube) a connu un tel succès qu’il a, dit-il, pu en vivre pendant deux ans et demi. Ce morceau reste, à ce jour, sa plus redoutable carte de visite en Tunisie. “Ça ne passera jamais à la radio parce que ça parle de bière et que c’est des hypocrites, mais ça joue dans les clubs, tout le monde la connaît dans l’underground.”

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Ici, au Québec, c’est vraiment en janvier 2016 et à la sortie de son premier album qu’il a pris son envol. Sa vie a bien changé depuis. Libéré de son emploi alimentaire, le musicien se dévoue à ses occupations d’artiste à plein temps. Quand il ne chante pas, Heythem officie comme DJ, de sa cabine à platines d’où il a su, au fil du temps et à travers la musique des autres, percer le mystère de ce qui fait bouger les foules. De ce qui “pogne”, finalement, sur les pistes de danse. “Je me fie à mon expérience de DJ pour mon choix de styles de chansons. Aujourd’hui, je ne mixe plus que du reggae dancehall. J’ai compris, avec le temps, que ça ne sert à rien de juste axer sur ça.” Ce gagne-pain nocturne le met dans une posture rêvée, lui permettant de mettre ses propres compositions à l’essai sans que les fêtards ne se doutent de rien. “L’autre fois, dans un de mes sets, j’ai testé Kessekssessa et je voyais le monde chanter les paroles! Après une minute, ils bougeaient tous leurs lèvres, même s’ils savaient pas que c’était moi. Je me suis dit “tant mieux”. C’était au Maelstrom, en première partie de Clay and Friends et j’ai cramé la place. C’était malade!”

Voués aux déhanchements d’autrui, tous les morceaux de King Abid naissent forcément par le rythme, les percussions. Ce après quoi il “fait des yaourts”, pour reprendre sa délicieuse expression, de l’improvisation en somme. “Je freestyle. J’arrive devant le micro et je m’installe soit avec un thème, soit juste avec des onomatopées. C’est comme ça que je mets le flow et m’inspire. Après, je prends ça et je vais réécrire tranquille, à la maison. […] C’est pas un album reggae, mais ma façon de faire, for life, est profondément reggae.”

Au nom de toutes les Fattouma

Comme sur Fattouma, une bombe composée aux côtés de son pote Eman en une seule soirée, King Abid continue d’allier musique dansante et idéaux féministes. Il pousse d’ailleurs la note un peu plus loin sur Fruit sacré, une satire dancehall riche en métaphores lubriques, puis sur Mesdames & Mesdames. “Une toune de club empreinte de consciousness”, résume-t-il, un hommage à peine voilé à sa maman Leila Zehaf, une femme extraordinaire qui a longtemps enseigné à l’école des Beaux-Arts de Tunis et qui s’est récemment réorientée vers la politique. “Ma mère est députée. Avant, je ne le disais pas, mais maintenant je n’ai plus peur pour elle. […] Elle a travaillé dur pour que les femmes aient les mêmes droits en ce qui a trait aux héritages que les hommes. Et là, la loi est passée!”

King Abid   (crédit: Stéphane Bourgeois)

« C’est pas un album reggae, mais ma façon de faire, for life, est profondément reggae. »

– King Abid

Lorsqu’il empoigne la plume, Heythem Tlili s’impose comme un gars woke, en bon latin, éveillé à la cause que portent ses soeurs d’Amérique, d’Afrique, de partout. Ce sont des valeurs qu’il porte contre son coeur depuis l’enfance. “Les Tunisiens, dans le Maghreb du Nord, c’est ceux qui sacrent le plus, qui fêtent le plus et les femmes sont libres. C’est la place dans le monde arabe où on est le plus libre, techniquement… On s’éclate, la femme fait ce qu’elle veut. Si quelqu’un a un problème avec ça, hé bien! qu’il vienne me voir, si tu vois ce que je veux dire. On est des défenseurs totaux de nos Mesdames & Mesdames.”

La légende dit qu’elle m’a choisie

C’est vrai, ce qu’il chante sur Bienvenue à QC. En principe, le roi esclave n’aurait jamais dû atterrir ici.  À peine diplômé de l’école des Beaux-Arts de Tunis, celle-là même où sa mère a travaillé, le jeune Heythem a entrepris de poursuivre ses études au pays de Gilles Vigneault. “Je suis allé à un salon des universités du Canada. Bien sûr, comme chaque Tunisien, je rêvais de Montréal! De là, j’ai ciblé toutes les universités qui avaient un programme de design graphique à Montréal. L’UQAM, l’UdeM et même une autre, à Gatineau. […] Après avoir fait tous ces envois, il me restait un timbre. J’ai donc envoyé un dernier dossier à Québec. Les seuls qui m’ont accepté, c’est l’Université Laval. Je t’assure, je te promets.”

Rien n’arrive pour rien. Contre toute attente, c’est finalement ici que la mayonnaise a pris, qu’il s’est lié d’amitié avec Boogat, les gars d’Accrophone, Bob Bouchard (le coréalisateur de Emerikia) et Karim Ouellet, pour ne nommer qu’eux. Des amis proches, encore à ce jour, qui auront un impact retentissant sur sa carrière musicale. “Dans le temps, le beatbox et les percussions, c’était ma spécialité. Je ne faisais que ça en 2002, 2003.”

Quelques mois après cette poignée de rencontres marquantes, il entreprend de se faire un nom comme DJ. Un animateur de CHYZ, la radio qui diffuse depuis le Pavillon Desjardins sur le campus, ne tardera pas à le remarquer. “Il avait une émission qui s’appelait J’ai le CHYZ pogné avec Vincent Mongeon, c’était du reggae. Respect. Le gars m’avait vu faire des DJ sets donc il m’a invité pour faire une demi-heure avec lui. J’arrive un jeudi et il était pas là. J’entre en studio, le téléphone clignote, je réponds et il me dit ‘Yo Heythem, excuse-moi, je pourrai pas être là. Si tu veux, fais l’émission toi-même.” […] Toute la Tunisie m’attendait, je ne pouvais pas les choker! Finalement, j’ai fait les deux heures tout seul.” C’est ainsi, et de fil en aiguille, qu’il a progressivement pris sa place et marqué les ondes avec Prise d’Assaut, une émission qu’il réalisera sur les ondes du 94,3FM jusqu’en 2010.

Viendra ensuite, pêle-mêle, l’aventure Movèzerbe, l’explosion de la carrière de Karim (qu’il accompagne toujours en tournée), son embauche au sein de Coyote Records (emploi qu’il a quitté depuis) et la sortie de son premier album solo qui fera vite de le positionner comme un incontournable de la musique dite “du monde” au Québec. N’en déplaise à son père qu’il mentionne sur la plage 6 et aux côtés de Papa T, King Abid aura fait de sa vie un jeu. “Un moment donné, j’ai pété les plombs. J’ai dit “papa, merci, c’est bien ce que tu me dis, mais tu vas voir… Je vais gagner ma vie en jouant!” C’est du risque, mais pour moi, faire du design, c’est jouer. Quand je travaillais chez Coyote, je jouais. J’ai pas l’impression que je suis dans une banque de 9 à 5. Ça, ce serait la mort pour moi. C’est sûr que ça paie pas, mais pour moi, si tu travailles ta terre, ça paie pas pour un bout, mais je pense que la nature va te le redonner un jour. C’est ma façon de voir.”

En musique comme ailleurs, on récolte toujours ce que l’on sème. Et la saison des moissons, de pair avec l’été, s’amorce enfin pour King Abid!

Emerikia
(Coyote Records)

Disponible le 10 mai

Party d’écoute
Jeudi 9 mai à La Cuisine

Jeudi 11 juillet 18h
à Place d’Youville

Dans le cadre du Festival d’été de Québec
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