2019, l’année de la flûte traversière
Lizzo fait de solides solos de flûte en twerkant, la ville de Québec a vu naître le mot-clic #momentflûte et Anna Frances Meyer (Les Deuxluxes) cumule les contrats comme flûtiste alors qu’elle n’avait plus touché à cet instrument depuis la fin de son secondaire. Mais qu’est-ce qui explique ce soudain engouement pour la flûte traversière?
C’est un instrument difficile à maîtriser, parce qu’il demande un fin contrôle de la respiration, mais aisément transportable vue sa petite taille. Ses sonorités évoquent les créatures elfiques, la magie pure et c’est sans doute pour cette raison que les compositeurs l’utilisent autant au cinéma. «C’est possible que ce soit les musiques de films qui ramènent le son de la flûte et les bois comme le basson, le hautbois, analyse Félix Petit, flûtiste pour Les Louanges. Ce sont des instruments qui n’étaient plus du tout dans le pop, mais qui sont revenus dans les dix dernières années avec Pat Watson ou des gars comme ça qui utilisent des orchestres complets. Peut-être que ça ré-ouvre l’oreille du public. »
Ces temps-ci, l’instrument vit une seconde jeunesse. Son attachée de presse n’a pas répondu à notre demande d’entrevue, mais la sensation américaine Lizzo, bachelière en flûte traversière, contribue très largement à faire entrer l’objet de ses études dans la culture de masse. Au Royaume-Uni, le chanteur R&B Devonté Hynes alias Blood Orange fait appel à Jason Arce sur Take your Time et Charcoal Baby, des titres au raffinement rare issus de l’album Negro Swan paru en 2018.
Plus près de chez nous, des projets comme Choses Sauvages ou Les Louanges font la part belle à la flûte traversière. Plutôt que de parler de petite révolution, il conviendrait de qualifier le mouvement de revival, d’un noble retour. Au Québec, Beau Dommage (Chinatown) et Harmonium, surtout sur Histoire sans parole, en avait déjà saupoudré une large dose sur leur discographie. Il en va de même du côté de leurs homologues anglophones de la même période, des groupes cultes comme Supertramp, Genesis et, évidemment, l’incontournable Jethro Tull. Non moins connus, The Mamas and the Papas ont pavé la voie à tout ce beau monde en 1965 avec California Dreamin, un hymne mélancolique rassembleur que les boomers comme les jeunes apprécient à force égale. Pourtant, avec la fin des années 1970, c’est comme si l’instrument s’est vu relégué aux cours de musiques et autres harmonies parascolaires de même qu’au rock progressif un peu passé date.
C’était jusqu’à ce que les rappeurs ne redorent le blason des vieux vinyles chinés dans les bacs poussiéreux des disquaires, incorporant d’improbables segments de flûte à leurs beats déjà bien foutus. On tend à l’oublier, mais le hook dans Tha Shiznit, le tube initiatique de Snoop Dogg paru 1993, était en fait une reprise à la flûte traversière d’une partition de guitare électrique piquée à Billy Joel. Six ans plus tard et sur la Côte Est, The Beatnuts sortaient Watch Out Now, marquant les esprits avec le loop de flûte tiré de Hijack, un morceau préalablement enregistré par le très sensuel et velu Herbie Mann en 1975. Une poignée de mois plus tard, Jennifer Lopez échantillonerait ce même passage pour pondre Jenny From the Block, une pièce écrite en hommage à ses origines modestes qui fait encore danser. Plus récemment, le succès d’autres hits hip hop reposent aussi sur la flûte. Pensons à Mask Off de Future, une pièce qui aura plafonné en 5e place du Billboard One Hundred et officialisé l’émergence de ce que GQ appellera le flute rap. Un micro genre était né.
Or, flûte et hip hop n’ont jamais vraiment cessé de faire bon ménage, particulièrement dans la Belle Province. Caro Dupont, élève du grand Jean-Pierre Zanella, prête son souffle et son doigté aux bonzes de rap québ depuis plus d’une décennie. On l’entend sur moult chansons d’Alaclair Ensemble, Koriass, Samian, Brown, Robert Nelson, KNLO, Boogat… Elle s’intéresse depuis longtemps à cette esthétique. « La flûte a toujours été un espèce de joyaux dans le hip hop, résume-t-elle. Je m’étais amusé l’année passée à faire une petite liste de chansons où se retrouvait la flûte. Il y a des samples de flûte qui sont légendaires! Pensons juste à Erykah Badu, aux Beasties Boys, à Atach Tatuq… La flûte a toujours eu une singularité sonore très prisée par les producteurs. […] La flûte, étant donné qu’elle peut avoir à la fois un son très rond et très perçant, peut venir faire des enveloppes qui sont très intéressantes.»
«On a aussi un nombre croissant de modèles qui détonnent et qui métissent les pratiques conventionnelles avec d’autres pratiques plus street. Humblement, moi je suis très fière de faire partie de ces gens-là. Je compte pas le nombre de fois où m’a dit: ‘’hein! c’est trop cool, j’aurais jamais pensé faire ça!” Faut briser les moules.»
La bulle des #momentsflûte
Les rappeurs n’ont pas le monopole de la flûte et Anna Frances Meyer, la moitié du duo Les Deuxluxes, le prouve à elle seule. En plus de son apport flûtier sur les albums à naître de Maude Audet et Les Hay Babies, de son travail aux côtés de Choses Sauvages et Barry Paquin Roberge, la polyvalente rockeuse a trouvé le moyen d’incorporer un soupçon de flûte au prochain opus concocté auprès de son fidèle comparse Étienne Barry. Lighter Fluid, c’en est le titre, sortira le 28 février prochain. « L’album [qu’on prépare] est quand même différent, il est plus psychédélique, plus poussé expérimental donc on a des tunes un peu plus mystiques. La flûte s’est juste très bien glissée là-dedans. C’est comme la petite touche extra qui fait en sorte que la magie est vivante. C’est un petit sparkle, un petit outil que je peux sortir en studio.»
Formée à l’école FACE, Anna Frances a appris la flûte traversière auprès d’une des plus brillantes solistes du Québec, la grande Claire Marchand. «Tout mon parcours musical est vraiment venu de ma professeur de flûte. J’en ai joué sérieusement de huit ans à quatorze ou quinze ans. Après ça, j’ai laissé ça tomber, j’ai commencé à prendre des cours de chant et à vraiment m’y mettre. De là, j’ai fait mon bac, j’ai fait de l’opéra. Quand Barry Paquin Roberge s’est formé, Étienne commençait à gosser là-dedans et on s’est souvenu que je jouais de la flûte. C’est arrivé par accident, un peu comme tout le reste de ma carrière! »
«La flûte s’est juste très bien glissée là-dedans. C’est comme la petite touche extra qui fait en sorte que la magie est vivante. C’est un petit sparkle, un petit outil que je peux sortir en studio.»
De l’autre côté de l’autoroute 20, la flûte traversière s’est imposé dans la pratique de Philippe Gagné alias Le.Panda sur le tard et un peu par hasard quand une amie lui a fait le cadeau d’un petit étui Yamaha volé à son école secondaire. Longue histoire. En tout cas, c’est lui qui a accompagné Jérôme 50 à la flûte pendant tout l’été jusqu’à ce qu’il ne remporte le 51e Festival de la chanson de Granby à la fin août. Devant l’engouement croissant pour son nouvel outil de travail et le running gag qui en découlait dans le 418, ce fameux #momentflûte qui pullulait sur les comptes Facebook et Instagram des journalistes musicaux de Québec, l’auteur-compositeur-interprète s’est même vu offrir une courte apparition dans le concert de la formation pop rock Caravane au Festival d’été de Québec. «En fait, ce qui est arrivé, c’est que Jacques Boivin de ecoutedonc.ca a commencé à faire des hashtags #momentflûte. Là, Dom Pelletier [le chanteur de Caravane, ndlr] m’a appelé le matin fucking tôt pour me demander si ça me tentait de jouer de la flûte dans l’une de leurs tounes à la Place George V pendant le FEQ. […] On entendant rien, c’était vraiment juste pour troller Jacques.»
À en croire Caro Dupont, «la master flûtiste du Québec» selon Gagné, les changements de mentalités dans le milieu académique québécois risquent de donner lieu à davantage de rencontres improbables en ce genre. «On a aussi un nombre croissant de modèles qui détonnent et qui métissent les pratiques conventionnelles avec d’autres pratiques plus street. Humblement, moi je suis très fière de faire partie de ces gens-là. Je compte pas le nombre de fois où m’a dit: ‘’hein! c’est trop cool, j’aurais jamais pensé faire ça!” Faut briser les moules.»
«LA FLÛTE A TOUJOURS ÉTÉ UN ESPÈCE DE JOYAUX DANS LE HIP HOP. JE M’ÉTAIS AMUSÉ L’ANNÉE PASSÉE À FAIRE UNE PETITE LISTE DE CHANSONS OÙ SE RETROUVAIT LA FLÛTE. IL Y A DES SAMPLES DE FLÛTE QUI SONT LÉGENDAIRES!»
Avec des modèles comme Esperanza Spalding «qui fait des walking bass de débile en chantant des scats de fou», la beatmakeuse et vocaliste Ouri qui manie le violoncelle comme une cheffe et Nicolas Jaar qui juxtapose sa clarinette basse à son électro expérimental, il semblerait que les instruments autrefois cantonnés aux Conservatoires soient en voie de devenir une arme de séduction massive hors des balises contraignantes de la musique classique. On a, justement, hâte de voir ce que les années 2020 nous réservent à cet égard.
L’autrice de ce texte tient à remercier tous les intervenants cités ci-dessus de même que Sylvie Côté, bachelière en flûte traversière.