Au Brésil, la lutte féministe et antiraciste passe par la musique
On a assisté au Festival Do Sol à Natal, et on a parlé de l’influence du climat politique sur la création avec les musiciennes Lio Soares (Tuyo) et Drik Barbosa, ainsi qu’à l’agente d’artistes Alunte Da Selva.
«Come to Brazil!» Ces trois mots, on les a forcément déjà lus au détour d’un vidéoclip téléversé sur YouTube ou ailleurs sur les réseaux sociaux, il en va même d’un running gag sur internet, d’un meme si légendaire qu’il a même eu droit à son analyse dans le New York Magazine. Au Brésil, c’est de notoriété publique: on aime la musique au point d’attendre les artistes après les concerts pour les rencontrer, prendre des photos, demander des autographes. En tout cas, c’était comme ça lors de notre passage l’automne dernier à Natal, pour le Festival DoSol.
Si le président Jair Bolsonaro censure nombre de documents audiovisuels, des décisions controversées qui affectent les publicitaires et créent de la bisbille avec Netflix, il existe au Brésil une forme de résistance qui passe par l’art et notamment par les chansons. À Natal, cité désertique de 870 000 habitants sise non loin de la ligne de l’Équateur, le Festival DoSol fait carrément office de safe space pour les communautés LGBTQ+. Il en va d’un genre de refuge décoré aux couleurs de l’arc-en-ciel, d’affiches rappelant cette lutte qu’on doit continuer. Dans ce Beach Club qui n’a musicalement rien à voir avec celui de Pointe-Calumet, les mains s’entrelacent et les bouches se cherchent sans égard aux identités de genre. On nous remet même, après le passage des tourniquets, des rubans avec l’inscription «vers l’infini et plus loin encore», des bracelets portant le logo d’un commanditaire lambda et le symbole ♀ qui transcende les barrières de langues.
Sur le site, justement, on croise l’autrice-compositrice-interprète Ana Cañas. À la manière d’une Donna Summer, on l’entend simuler le coït ostentatoirement et en musique sur Lamba, Lamba (traduction: lécher, lécher), une chanson louange les fellations bien exécutées. Elle y plaide l’égalité des plaisirs, l’importance de l’orgasme féminin, avant d’enchaîner avec Respeita – un texte qui condamne les violences faites aux femmes et traite de l’importance du consentement.
Très vite, on comprend qu’on a affaire à une spectaculaire égérie du féminisme de 3e vague.
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La musicienne derrière TODXS, un album à la pochette extraordinairement sulfureuse, n’est pourtant pas seule dans sa barque. Bien au contraire. Nombre de ses collègues se font porte-étendard elles aussi d’idées progressistes, voire carrément dérangeantes aux oreilles de leurs compatriotes qui penchent à droite.
Le lendemain et depuis les mêmes haut-parleurs, on découvre Drik Barbosa. Incandescente, tout en voix et flanquée de ses danseuses excessivement féroces sur le plan technique, mais qu’elle arrive à suivre sans mal, la rappeuse et vocaliste au timbre R&B débarque armée de ses textes revendicateurs comme celui de 1992, une écrite à l’intention de l’actuel président avant même qu’il n’officialise sa candidature. Si elle bouge comme une Beyoncé, la polyvalente artiste se revendique davantage d’une homologue américaine comme Lauryn Hill. Elle a grandi en l’écoutant, nous confie-t-elle. «Je suis une musicienne noire donc, forcément, ma musique traite de ce fait bien précis. Mes paroles parlent du fait d’être une femme noire dans ce pays qui opprime notre culture. La protestation est toujours au coeur de ce que je fais. C’est comme un manifeste.»
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Rejointe au bord de la piscine de l’hôtel qui hébergeait presque tous les artistes, Lio Soares du trio électro pop Tuyo en avait elle aussi long à dire sur la place des personnes racisées au Brésil. C’est d’ailleurs un thème qu’elle aborde en filigrane avec sa soeur Lay et leur complice Machado sur Pra Curar (Guérir), leur album paru en 2018. «Je crois qu’au Brésil, il y a une culture du bonheur, une pression pour être heureux tout le temps, mais nous, on est des gens qui souffrent beaucoup. J’ai l’impression qu’on n’a pas le droit de parler de ça. On n’a pas le droit d’être tristes, d’être frustrés et je crois qu’on pense tous à ça individuellement. Les personnes noires ici n’ont vraiment pas le droit de parler de leurs peines, indique-t-elle. Les gens parlent de nous comme ils parlent de plantes ou de meubles, de choses sans émotion et on s’habitue à ça. […] Nous, avec Tuyo, on parle de nos sentiments, on aborde notre complexité et ça, c’est rare. »
Créer dans l’adversité
Dans ce pays au climat sociopolitique difficile et où, finalement, il ne fait pas toujours bon d’être femme et d’avoir la peau foncée, la dénonciation passe surtout par l’art. À moins, bien sûr, que des représentants du gouvernement en place n’interviennent… On en a discuté avec Alunte Da Selva, une productrice et agent d’artistes qui travaille notamment avec Ava Rocha. Selon elle, un événement comme le Festival DoSol de Natal tient «de la petite bulle, d’une frange artistique et champ gauche de la société brésilienne.» Cette ambiance fabuleusement inclusive n’est pas, pour ainsi dire, à l’image de tout le pays.
«Malheureusement, on a connu notre lot d’actes de censures directs ou voilés par le gouvernement ou des représentants du gouvernement », affirme la professionnelle de l’industrie. Elle se rappelle le cas de B Negão, un chanteur noir dont le concert a été interrompu par la police militaire au Bonito Festival :« Le spectacle s’est fini avec des bombes et gaz lacrymogènes lancés sur le public». Ce n’était pas une exception. Même chose pour le groupe Teto Preto, mené par la chanteuse Laura Diaz, qui a aussi vu son concert censuré au Musée des Premières Nations de Brasília pour cause de nudité et pour Linn Da Quebrada, une artiste transsexuelle noire, qui a n’a pas pu monter sur scène à la parade LGBT de João Pessoa/Paraíba, bloquée par la Fondation Culturelle de l’état. «Ces exemples ne concernent que des artistes musicaux, mais davantage d’actes honteux touchent les artistes du cinéma, du théâtre, de la performance…, souligne Alunte Da Selva. Ce gouvernement voit les représentants de la classe artistique comme des ennemis et essaie d’affaiblir ce secteur d’activité à tout prix.»
Le Brésil est pays de contrastes. À notre arrivée à Sao Paulo le 20 novembre dernier, en pleine Journée nationale de la Conscience noire, Larissa Luz se produisait au SeSC Ipiranga, un centre culturel qui abrite aussi des garderies et des gymnases – étonnant concept dispersé aux quatre coins du Brésil et financé par ce même gouvernement. Là-bas, la native de Bahia a livré Bonecas Preitas (Poupées noires, le titre dit tout) en plus d’offrir ses titres à vocation sex positive devant un public extrêmement varié. Des jeunes, des vieux et même des enfants d’âge préscolaire. Tout ça, dans un écrin expérimental à la croisée des styles qui avait de quoi rappeler l’approche de FKA twigs.
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Plus que jamais, et malgré la folle ascension des chaînes de funk brésilien sur YouTube, un genre près du dancehall ou du reggaeton que du funk américain, les musiciennes du pays de Jair Bolsonaro prennent le contrôle du micro. Des pionnières ont pavé la voie au préalable, des femmes comme Elizeth Cardoso (qui est même allée jusqu’à se travestir pour gagner le respect de ses pairs!), Elza Soares (que Larissa Luz incarne ces jours-ci au théâtre) ou la rockeuse Rita Lee, mais la nouvelle génération reprend le flambeau avec grâce.