Pourquoi certaines chansons donnent-elles envie de baiser?
Réflexions sur la trame musicale de nos ébats amoureux avec Vendredi sur Mer, le chercheur et collaborateur au Club Sexu Guillaume Soubeyrand-Faghel, le musicologue Hubert Léveillé Gauvin ainsi que Myriam Daguzan Bernier, autrice du livre Tout Nu.
La musique a le pouvoir de nous mettre en mode séduction, comme elle a le don de casser l’ambiance. Si le lecteur audio utilisé passe en mode aléatoire pour atterrir sur un morceau des Cowboys Fringants ou de Weird Al Yankovic, ça a quand même le potentiel d’être un tue-l’amour.
Elle peut aussi aider les âmes seules à matcher. Sur les applications de rencontres Tinder et Bumble, les utilisateurs peuvent synchroniser Spotify à leur profil, levant ainsi le voile sur les artistes qu’ils écoutent le plus souvent. Si ça clique sur ce plan, estime Guillaume Soubeyrand-Faghel, collaborateur au Club Sexu, chercheur en sexualité et DJ dans ses temps libres, c’est que ce match a forcément du potentiel. «C’est comme avec les mixtapes dans le temps, ça reste une tentative pour communiquer avec l’autre au final. C’est pour voir si deux personnes vibrent au même diapason. C’est pour voir si on est faits de la même affaire en dedans.»
Il arrive parfois, hors des écrans et dans la vraie vie, que des rencontres pourtant si prometteuses tombent à plat et en raison de la trame sonore. L’autrice de Tout nu et journaliste indépendante Myriam Daguzan Bernier raconte: «Je me souviens d’avoir eu une date avec un gars et, parmi les dix mille raisons qui faisaient en sorte que ça allait pas marcher, il écoutait du gros System of a Down et Limp Bizkit dans son char. Je pouvais pas mettre ça de côté, c’est venu me chercher viscéralement!»
À l’opposé, Sara Hini, cofondatrice de The Womanhood Project, confie que certaines chansons ont un impact direct sur sa libido. «L’exemple qui me vient en tête c’est Les Vitrines de Kid Francescoli. Entre de la porn et ça, je choisis la toune! Il y a un build up incroyable. C’est un peu comme des préliminaires.» Et clairement, elle n’est pas la seule à penser ça à propos de la trame sonore. Sur Spotify, la playlist Bedrooms Jams (du R&B contemporain essentiellement) compte plus d’un million d’abonnés. Ça fait beaucoup de monde qui bouge au même rythme à l’horizontal.
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Pourquoi la voix sirupeuse et haute perchée d’un Miguel ou les basses lancinantes d’une chanson soul comme Habit de Still Woozy viennent-elles titiller la libido de tant de mélomanes? Guillaume Soubeyrand-Faghel s’est penché sur la question spécialement pour nous. «Qu’est-ce qui caractérise le R&B? Eh bien, le tempo est lent, c’est très langoureux, mais avec un petit groove et les voix sont très mélodieuses. Ça crée une impression d’intimité. Souvent, les voix sont chuchotées, un peu feutrées. Après, il y a des gens qui n’aiment pas ça. […] On ne peut pas trouver un son universellement érotique parce que notre érotisme est vraiment individuel. Ce qui est un turn on pour moi sera peut-être un gros turn off pour toi.»
Tous les goûts sont dans la nature et autant dire que ce concept de musique aphrodisiaque relève vraiment de la construction sociale, «du contexte historique et géographique aussi», pour compléter l’idée de Guillaume. L’autrice Myriam Daguzan Bernier est aussi de cet avis. Selon elle, il y a des liens à faire entre cette pratique de mettre de la musique avant de passer à l’acte et notre rapport au 7e art. «On est super influencés par le cinéma. Des scènes de sexe dans les films, la plupart des gens vont en avoir vues avant même d’être sexuellement actifs. […] Rien qu’avec la musique, tu le sais, dans un film, quand une scène d’amour ou de sexe s’en vient. En revanche, si je remanie une scène hyper torride, mais avec un rigodon, on trouverait ça clairement ridicule, on trouverait que ça ne fonctionne pas. Je pense qu’on est très, très formatés.»
Si formatés, en fait, que le nombre de BPM, l’unité de mesure qui détermine la vitesse de chaque chanson, pourrait avoir une influence directe sur son coefficient de sensualité. « Il y a un principe général en musicologie cognitive qui dit que les auditeurs ont tendance à préférer une musique dont la propriété stimulante correspond à leur niveau d’excitation actuel, explique le musicologue Hubert Léveillé Gauvin, un diplômé de l’Ohio State University dont la thèse de doctorat porte sur l’impact de la musique en continu. Par exemple, les gens vont choisir une musique rythmée et entraînante pour aller au gym, mais vont préférer une musique calme et lente pour lire avant d’aller se coucher. […] Quand on tourne entre 80 et 100 BPM, je crois qu’on arrive au niveau de stimulation qui correspond à celui que la majorité des gens ont lors de rapports sexuels. Ni trop calme, ni trop excité.»
Suivant cette logique, le trip hop, le R&B et le jazz deviennent des genres quand même très connotés, tout dépendant de l’âge des gens. La musique est le reflet de son époque et les modes passent. Barry White est un bon exemple: autrefois jugée très attirante, sa voix excessivement grave stimule aujourd’hui plus d’éclats de rire que de rapprochements torrides. Lorsqu’il est question de chansons sensuelles, la ligne entre érotisme et quétainerie est toujours très fine. Parlez-en à Sébastien Tellier, Corinne ou Gab Paquet qui misent justement sur cette d’ambiguïté.
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À l’opposé, Charline Mignot alias Vendredi sur Mer a choisi de jouer cette carte, mais sans verser dans l’ironie. Subtiles et livrées avec sincérité, ses paroles sont empreintes de sensualité. «La grande majorité de mes chansons sont des chansons d’amour qui ne parlent pas de sexualité non plus, bien qu’on y devine beaucoup de désir. […] Après, je crois que c’est surtout une question de mélodies, d’intonations, de suites d’accords et même de voix.»
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Au final, tout n’est que perception. «Dans les années 50, raconte Hubert, alors que le jazz et la musique instrumentale étaient très populaires, il était fréquent d’avoir des albums évoquant la sensualité et le sexe comme Music for Lovers Only de Jackie Gleason. Sur la pochette, on peut y voir une table de chevet avec deux verres à vin vides, deux cigarettes encore allumées, ainsi que de longs gants pour femme… C’est une collection de mélodies instrumentales jouées par le cornettiste Bobby Hackett. Hackett est le match parfait pour cet album parce qu’il a un son doux et feutré, très aérien, évoquant l’intimité. On voit souvent ça aussi avec un saxophoniste avec un son presque chuchoté, plein d’air. Le sexy sax!»
Très connoté, notamment à cause du titre Careless Whispers de George Michael qui occupe une place de choix dans l’imaginaire collectif, le saxophone reste à jamais associé à la séduction, à la romance. On peut aussi penser à Kenny G, un musicien dont le look semble tout droit tiré de la page frontispice d’un roman Harlequin. La mise en marché influence forcément l’impression qu’on se fait d’une musique. «C’est basé sur une multitude de facteurs, incluant l’imagerie visuelle», confirme Hubert.
D’abord photographe, Vendredi sur Mer mise sur des images évocatrices tout en se tenant loin de l’esthétique des Pussycats Dolls ou de Britney Spears, par exemple. Ses vidéoclips sont ludiques et inclusifs. «Alice Kong a réalisé tous mes clips. Sa marque de fabrique, c’est de représenter des gens qui s’embrassent tout le temps et c’était quelque chose qui me plaisait aussi. J’y suis particulièrement attachée parce que c’est pas quelque chose qu’on voit fréquemment. J’essaie […] de ne pas faire en sorte que les acteurs dans mes clips soient sexualisés pour qu’il y ait du clic. Je ne suis pas du tout dans cette démarche-là.»
Avec son visuel érotique minimaliste, ces corps nus aux formes un peu abstraites, le duo Rhye annonce ses couleurs par l’entremise de leurs pochettes. C’est aussi l’un des groupes préférés de Sara Hini. «C’est vraiment associé à la première personne dont j’ai vraiment été amoureuse et avec qui j’avais réellement une belle connexion. C’est lui qui m’a initiée à leur musique et ça m’a particulièrement frappée. Depuis, je l’utilise dans beaucoup de contextes pour me coller avec quelqu’un.»
Parce qu’au-delà du tempo, des voix, des accords et même des genres, c’est souvent les souvenirs liés à une chanson qui peuvent faire naître le désir. Comme si, finalement, ces morceaux faisaient partie de la trame sonore de nos vies.