La prise de conscience de Louis-Jean Cormier
Cinq ans après avoir livré l’un des plus mémorables albums de rupture de la dernière décennie, Louis-Jean Cormier arrête de se regarder le nombril et propose Quand la nuit tombe, un opus tourné vers le monde. Entretien dans un café avec l’auteur-compositeur-interprète, réalisé quelques jours avant la fin de la vie (alias le déclenchement des mesures sanitaires restrictives en lien avec la COVID-19).
C’est un Louis-Jean Cormier à l’humeur radieuse qui me frôle le coude en guise de salutation. Malgré la panique ambiante et le probable report de ses spectacles (dont celui du 22 mai au MTelus), il reste positif. «Dans le temps, on laissait une durée de buzz à l’album et on partait en tournée six mois après la sortie. Pourquoi on ferait pas ça en 2020? En plus, pendant que les gens sont confinés chez eux, ils prennent le temps d’écouter la musique, et à l’automne, ils vont avoir eu le temps de craver de voir le show!»
Et cet album risque de sonner comme une tonne de briques en spectacle. Enregistré au Studio Dandurand avec Alex McMahon, Guillaume Chartrain et Marc-André Larocque, trois musiciens renommés, Quand la nuit tombe est de loin l’album de Cormier le plus audacieux depuis Karkwa. Son côté à la fois bricolé, spontané et échevelé rappelle Les chemins de verre, d’autant plus qu’on y retrouve les «synthés vilains» de François Lafontaine, claviériste et brillant compositeur du groupe.
«Y’a clairement des albums beaucoup plus audacieux que ça, mais par rapport à moi et mes envies, j’ai profité d’une liberté absolue», dit celui qui a pu s’offrir une «année sabbatique» en 2018-2019, si l’on fait notamment fi de son travail sur la trame sonore de Kuessipan. «Ce film-là a vraiment été salutaire pour la suite des choses. Je me suis assis au piano et j’ai recommencé à composer. C’est mon premier instrument, mais ça faisait tellement longtemps que j’en avais joué que j’avais eu le temps de le désapprendre. En fait, j’avais arrêté le jour où j’avais vu Frank Lafontaine en jouer!»
Ce retour au piano a «ouvert une porte vers une source infinie» de nouvelles musiques, dont plusieurs ont servi d’esquisses à cet album. C’est également durant cette «sabbatique» que Cormier a collaboré avec Alex McMahon et Serge Fiori pour Seul ensemble, création du Cirque Éloize basée sur l’œuvre de ce dernier. Une autre révélation. «Fiori m’a rappelé une notion importante: avec les nouvelles technologies, on a souvent tendance à réparer ben des affaires pour que tous les enregistrements soient parfaits, mais lui, il veut qu’on se fie au feeling. Quand le jello pognait entre Alex et moi, on avait ce réflexe de dire: ‘’ok, c’est bon, mais on refait la take pour que ça soit encore mieux’’ Et, là, Fiori se levait et m’enlevait ma basse des mains: ‘’Non, c’est ça que j’veux!’’»
Sur ce disque sans guitare, paradoxalement l’un des plus rock de Cormier en carrière, l’intuition a pris la place du métronome. Outre Fiori, d’autres grands artistes comme Fellini, Pasolini et Kubrick ont fait leur chemin dans la tête du chanteur. «J’ai regardé beaucoup de leurs films durant ma sabbatique. Et y’a une phrase de Pasolini qui m’est restée en tête: ‘’La plus grande erreur de l’artiste, c’est de vouloir faire l’unanimité.’’», explique-t-il, nous amenant à lui demander s’il avait déjà, à ses yeux, commis cette erreur. «Je suis un peu considéré comme un chanteur de charme à la grande mélancolie. Je suis dans une zone confortable, qui ne déplaît pas à beaucoup de gens. Oui, on peut dire que j’ai déjà essayé de faire l’unanimité. Mais là, je voulais pas penser à ça. J’voulais y aller all in.»
[youtube]AZr5-ffC80I[/youtube]
Un voyage en Éthiopie avec sa blonde (Rebecca Makkonen, native de ce pays) lui a donné envie de mettre davantage l’accent sur le groove et les percussions. Sans verser dans le funk ou le reggae, comme c’était le cas sur le premier album de Karkwa, Cormier a voulu dynamiser sa façon de chanter. «Au début, je voulais même m’en aller dans le hip-hop, mais je me suis entendu et j’ai décidé de laisser faire!» admet-il, en riant. «Mais j’avais envie d’aller vers quelque chose de plus narré, proche du spoken word, du slam ou du rap chanté.»
C’est ce qu’il fait notamment sur Je me moi et Les poings ouverts, un duo plutôt mémorable avec l’écrivain et poète David Goudreault, dans lequel Cormier condamne la xénophobie ambiante qui guette le Québec depuis la démocratisation des réseaux sociaux. «Les monstres se cachent pas sous nos lits, mais sous notre ignorance», proclame-t-il dans un percutant élan poétique, assez inusité de sa part.
«Je viens de deux familles très blanches, très européennes, donc y’a plusieurs choses que je ne voyais pas avant que ma blonde m’ouvre les yeux. Elle reçoit chaque jour des messages comme ‘’rentre dans ton pays’’. Des fois, c’est pas aussi méchant, mais ça fait aussi preuve d’une ignorance pure, genre ‘’Ton français est bon pour une étrangère’’. Ça m’a ramené à moi, à des agissements indirectement racistes que j’ai déjà eus, comme dire l’expression ‘’un plan de n****’’», relate-t-il, avant de reprendre les louanges envers sa bien-aimée. «Elle a carrément joué un rôle de muse dans ma prise de conscience. Dans les cinq dernières années, je me suis transformé. Y’a eu beaucoup de mouvements dans ma vie et, là, avec elle et tout son bagage, j’ai une nouvelle vision de la vie. Nous, les artistes, on est bien sensibles à tout ce qui se passe autour de nous. On crée pas mal tout le temps sur ce qui nous entoure. Les grandes artères, c’était mon disque de rupture, et celui-ci, c’est un album de société.»
On y retrouve un artiste plus sincère et résilient, encore très sensible, mais beaucoup mieux outillé pour faire face aux drames que ce qu’il laissait entendre sur son deuxième disque. De Face au vent, qui aborde l’incendie de Petite-Vallée (festival qu’il côtoie depuis l’enfance), à Croire en rien, une déclaration athéiste destinée à son défunt père («qui avait quitté la prêtrise pour fonder une famille»), en passant par 100 mètres haies, pièce dans lequel il s’insurge contre le «le fucking va-et-vient des amours à distance», et Toi aussi, une lettre à son fils, Cormier réalise autant de choses sur lui que sur ce et ceux qui l’entourent.
«Je suis vraiment fier de cet album-là, car c’est probablement celui sur lequel je me livre le plus… J’ai vraiment mis mes tripes sur la table.»