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Gauche-droite et ceci-cela

L’ouvrage de Jean-François Lisée, que je n’ai pas encore lu, relancera peut-être un débat qui est dans l’air depuis assez longtemps, mais qui me semble devoir prendre de plus en plus de place et d’importance dans la conversation collective.

Il s’agit de cette question de la reconfiguration alléguée de l’espace politique, qui prend typiquement la forme de l’affirmation que les habituelles distinctions entre gauche et droite sont désormais dépassées, ou du moins peu propices à caractériser les positions qui sont aujourd’hui  effectivement défendues par la plupart des acteurs ou des partis.

Typiquement, c’est de «droite» que provient ce type d’analyse et, typiquement encore, il me semble qu’elles ont pour but de gommer des différences dont on faisait hier grand cas à travers la distinction entre  gauche et droite et ceci de manière à positionner favorablement, au nom d’un certain pragmatisme qui serait désormais une incontournable vertu politique, une personne ou un parti. Si tout ceci vous semble avoir des allures de politique à l’heure de la fin alléguée de l’Histoire, c’est que c’est le cas.

On peut certes convenir que les notions de droite et de gauche, couramment employées pour désigner des familles d’opinions politiques, sont souvent utilisées de manière caricaturale et ont des contours imprécis.

L’origine de ces vocables, qui proviennent de la Révolution française, est intéressante à connaître.

Sous la monarchie, quand se tenaient des États généraux, la tradition a voulu que les nobles et les ordres privilégiés se placent à la droite du Roi et le tiers état à sa gauche. Quand l’Assemblée nationale se réunit, on poursuivit cette tradition, cette fois avec des députés conservateurs issus de la noblesse se plaçant à droite de la salle et les députés partisans du changement à gauche. C’est à la Restauration, et donc après 1814, que ces termes de gauche et de droite ainsi entendus deviendront d’usage courant.

Il me semble qu’un grand ménage s’impose là-dedans, notamment parce que la gauche, ou ce qu’il en reste, est trop timide dans l’affirmation de ses valeurs, principes et idées. Le débat — médiatique d’abord, social ensuite — est dès lors largement maintenu dans les cadres de ceux qui l’initient et le monopolisent et il ne reste plus guère de place que pour une gauche positionnée par rapport à elle, une gauche raisonnable et bien modeste.

En bout de piste, c’est tristement vrai, tout le monde politique ou presque est ou à droite (les Républicains, la CAQ, les libéraux ) ou un (tout petit) peu à la gauche de la droite (les Démocrates), unis dans une même unanimité à servir sans les contester les institutions dominantes de l’époque. Ralph Nader avait un mot superbe à ce sujet, en disant à peu près: «La seule différence entre les deux [Démocrates et Républicains] est la vitesse avec laquelle ils s’agenouillent quand les corporations frappent à la porte pour présenter une demande». Remplacer «Démocrates et Républicains» par les partis de votre choix…

Pour le moment, en tout cas, force est de reconnaître que faire le tri, dans les arguments avancés pour fonder l’idée que la distinction gauche/droite ne tient plus, est une lourde tâche. On trouve là-dedans des arguments non fondés, des arguments intéressés et idéologiques, des arguments confus … et aussi quelques éléments au moins partiellement vrais et même quelques-uns qui méritent réflexion.

Voici trois exemples de tout cela proposés à votre réflexion — en vrac.

  • L’opposition à la mondialisation de l’économie est une position de gauche, sans doute; pourtant, le mot d’ordre de la gauche a été et reste largement l’internationalisation des luttes: c’est l’Internationale, rappelez-vous, qui sera demain le genre humain. (Le fait que les corporations soient des personnes morales y est sans doute pour quelque chose…)
  • L’intervention de l’État en économie est décriée par la (une certaine?) droite: mais quand cette intervention est massivement au profit des corporations, elle est rarement critiquée par cette même droite (sauf les libertariens, honnêtes à ce sujet…)
  • L’idée que le bon peuple devrait être réduit au statut de spectateur passif de décisions prises par la «minorité intelligente», comme l’appelait E. L. Bernays, le créateur de cette industrie des Relations publiques à laquelle il assignait précisément cette tâche, semble bien éloignée des idéaux d’égalité et de démocratie participative que prône la gauche; mais elle est aussi bien proche de la conception léniniste du politique, avec ce parti d’avant-garde qui sait ce qui est bon pour le peuple et dont la  nomenklatura ressemble d’ailleurs à s’y méprendre à l’élite politique bureau-technocratique des démocraties libérales.

Récemment, un philosophe américain (John Perry) s’est avancé sur ce terrain et a proposé, très modestement et pour lancer la discussion, de penser selon trois dimensions la distinction entre gauche et droite. (Il propose même un petit schéma fait main!).

Ces trois dimensions sont en gros les suivantes.

Pour commencer, ce que j’appellerais l’axe des X (de gauche à droite, justement), serait celui de l’implication gouvernementale en matière de propriété et de régulation de l’économie; celui des Y (de haut en bas) qualifierait du plus au moins respectivement, l’adhésion à la Charte des droits; celui des Z (la profondeur, de devant à derrière, si je puis dire) se rapporterait à la position (plus ou moins isolationniste ou interventionniste) en matière de politique étrangère. L’auteur classe ensuite les figures politiques américaines selon ce modèle.

Quoiqu’on puisse en penser, cela a au moins le mérite d’être un (trop rare) effort de conceptualisation et de repérage sur un terrain de plus en plus miné.

Vous me direz ce que vous en pensez, bien entendu. Mais il me semble qu’il revient à la gauche de réaffirmer, avec force, ses valeurs propres et ce  qu’elles impliquent. Cela est crucial si on veut enrichir la conversation démocratique et ne pas laisser enfermer le débat dans des termes qui excluent que certaines idées soient audibles, prises en compte et débattues.

Pour m’en tenir à un exemple, considérez le cas de l’éducation et de la culture, qui me sont très chers.

Dans une vision de gauche ils ont valeur intrinsèque. Certes,  cela ne signifie pas qu’on pense qu’ils sont gratuits ou qu’on méconnaisse les contraintes économiques qui pèsent sur leur dispensation: mais cela colore fortement le rapport qu’ils entretiennent avec l’économie, qui est instrumentale pour eux. On pense ainsi éducation et culture dans une logique de proposition d’une offre et non de réponse à une demande (souvent donné comme incontournable parce qu’émanant de l’économie). Tout cela interdit de soucrire à l’idée que l’on nous sert parfois et voulant que, disons, puisque la CAQ se péoccupe d’éducation, il est sur ce plan de gauche: c’est que  justement l’éducation qu’il a en tête est, dans une importante mesure, une éducation instrumentale pour l’économie.

Mais c’est là un vaste dossier sur lequel je reviendrai.

En attendant, je serai curieux de vous entendre à ce sujet.