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Réponses à un magazine français

1) Récemment, le ministère français de l’Education nationale a fait valoir un projet de réforme de l’évaluation des enseignants qui s’inscrit dans une politique plus globale de « modernisation » du système scolaire français. Or, cette « modernisation » s’appuie en France sur les principes « gestionnaires » et « managériaux » du « New Public Management », avec le triptyque : décentralisation des responsabilités, gestion des ressources humaines et le contrôle de la qualité et de l’efficacité par l’évaluation. ⇒Pouvez-vous nous en dire plus sur ce courant anglo-saxon du « New Public management » appliqué à l’éducation ? Y a-t-il une philosophie derrière ce type de politique publique ?

Le « New Public Management » est apparu dès le début de l’ère Thatcher/Reagan et il est un élément non négligeable de l’arsenal constitué contre ce que, dans son rapport de 1975, la Commission Trilatérale appelait pudiquement, pour aussitôt le déplorer, le «surcroît de démocratie» affectant les pays industrialisés, ceci en raison des (trop) nombreux participants (cet euphémisme désigne l’immense majorité de la population) et de leurs aspirations .

On a ainsi assisté dans de nombreux pays (États-Unis. Canada, Australie, Grande-Bretagne, par exemple) à l’importation de modèles et de concepts de gestion du secteur privé pour la gestion du secteur public avec le dessein de restructurer ce dernier en un «quasi-marché». Derrière la prétendue neutralité des techniques, des objectifs et des processus managériaux — comme la reddition de compte, l’usage optimal des ressources, l’évaluation des acteurs — les changements induits ou visés sont tout à fait considérables. Je pense qu’il est utile et éclairant d’en distinguer deux aspects.

Sur le plan économique, pour commencer, ils débouchent sur une pernicieuse forme de financement public de profits privés, notamment par le financement public d’une offre de service de plus en plus proposée et gérée par des firmes auxquelles ces services sont sous-contractés. Des idées comme celle de bons d’éducation, d’écoles à charte, de sous-traitance de services, d’imputabilité, d’évaluation des enseignants et de salaire modulé selon les résultats des élèves en sont des exemples. Au Québec, cela a pris récemment la forme de ce qu’on appelle des PPP, ou Partenariats Public-Privé.

Mais il y a plus, cette fois sur le plan politique et idéologique. Le service public était en effet une cible très consciemment visée par le néo-libéralisme naissant, et ce pour des raisons dont il n’était pas fait mystère : il est en effet un des lieux où peut encore exister une démocratie délibérative substantielle et où les gens sont capables de penser et d’agir selon des idéaux citoyens et collectifs et qui favorisent une participation du public qui va au-delà de cet ethos de la protection des libertés négatives des acteurs individuels que le néo-libéralisme nous propose comme seul horizon éthique et politique. Cette attaque contre ce que j’appellerais cette fois l’ethos du service public est à mon avis au cœur du « New Public Management » et en constitue la dimension philosophique et politique dominante.

Transposée sur le terrain de l’éducation, cette philosophie implique que le système scolaire doive se penser et se gérer sur le modèle de l’entreprise privée, mais aussi et surtout que l’éducation doit désormais se concevoir comme visant l’adaptation fonctionnelle des individus aux exigences de l’économie, toujours saisies en extériorité et données comme décisives et indiscutables.

Les transformations de l’idée même d’éducation encore communément admise qu’impliquent de telles visées sont cependant si radicales qu’elles ont suscité d’assez vives résistances.

2) Ce nouveau modèle « managérial » de l’école est souvent présenté par ses défenseurs comme relevant du « bon sens » et d’un certain « réalisme ». Finalement, ses fondements théoriques ne seraient-ils pas à chercher du côté de la philosophie « pragmatique » ?

L’appel au bon sens et au réalisme est une stratégie rhétorique courante des idéologues. Dans le cas de l’éducation, quand on examine de plus près les résultats obtenus, il est typique de constater que les promesses faites en leur nom n’ont pas été tenus : les coûts ne diminuent pas, la qualité des services n’augmente pas (quand elle ne décroit pas), tandis que le nombre de gestionnaires augmente et que l’on assiste à un transfert vers le privé du financement public.

Je ne voudrais cependant pas nommer «pragmatiques» les fondements théoriques de cette approche. D’abord parce qu’ils s’inscrivent parfaitement dans ce que, faute de mieux, il est convenu d’appeler le néo-libéralisme ; ensuite, parce qu’en philosophie de l’éducation, le pragmatisme désigne déjà une orientation majeure, celle de John Dewey, laquelle déploie notamment un efficace appareil théorique permettant de faire une solide critique de ce néo-libéralisme appliqué à l’éducation.

3) Dans l’optique du New Public Management, l’école (comme tout service public) doit s’inscrire dans une logique de rentabilité, d’efficacité du système et d’adaptabilité aux exigences de l’économie. Quelles conséquences pour la conception de l’éducation et la transmission du savoir ?

Je suggère qu’on pourra commodément distinguer, parmi ces conséquences, celles qui concernent le contenu de ce qui est transmis, celles qui concernent les moyens de cette transmission et finalement celles qui concernent ses fins. Sur tous ces plans, d’importantes et révélatrices tensions apparaissent entre ce qui est promu par l’optique du New Public Management et une vision que j’appellerai simplement ici plus traditionnelle de l’éducation.

Sur le plan des contenus, la principale tension qu’on découvre tient à ce que l’éducation est classiquement entendue comme par l’appropriation de diverses formes de savoir ayant été historiquement développées et qui sont adoptées parce qu’elles sont intrinsèquement valables plutôt qu’extrinsèquement opportunes — que ce soit sur le plan social, politique ou, justement, économique, comme le prône en définitive le New Public Management. Les profondes transformations des curricula qui peuvent s’ensuivre sont dramatiques, depuis l’école jusqu’à l’université.

Sur le plan des moyens de cette transmission, on assiste, selon moi, à une étrange, inattendue et sur bien des plans funeste alliance entre certains thèmes chers à un certain progressisme pédagogique et ce que promeut le néo-libéralisme. C’est ainsi que des approches dites par projet ou que des théories dites constructivistes renvoyant le sujet à lui-même et à sa propre activité dans l’élaboration et la validation de son savoir, très proche de cet ethos néo-libéral dont je parlais plus haut, ont pu trouver un nouveau souffle à l’école, au détriment de méthodes et d’approches plus traditionnelles, et notamment d’instruction directe et systématique, centrées sur l’enseignant et qui ont fait leurs preuves.

Sur le plan des finalités, le développement de la pensée rationnelle et la constitution de l’autonomie, qui sont au coeur d’une vison plus traditionnelle de l’éducation entrent ouvertement en conflit avec la saisie en extériorité et jamais critiquée des exigences de l’économie qui donne pour horizon à l’éducation l’employabilité, la professionnalisation ou la qualification. La notion de compétence et son corollaire, l’approche par compétences, issus du monde des affaires et de l’industrie, liés à une vision instrumentaliste de l’éducation et promue par les États au sein d’institutions comme l’OCDE, sont sans doute les deux vecteurs principaux de l’assignation de ces nouvelles finalités à l’éducation et en nourrissent la vision «économicocentriste». La critique faite de ces notions par Nico Hirtt me semble remarquable de pertinence et de justesse et je me permets d’y renvoyer. Il montre notamment comment elle s’inscrivent dans le contexte d’une économie néolibérale mondialisée et d’un marché du travail caractérisé par une grande instabilité et par une forte dualisation — cette économie réclamant à la fois des personnes ayant de fortes qualifications et des travailleurs aux compétences minimales pouvant accomplir des tâches simples et répétitives.

L’exemple de l’université est ici éclairant des dangers qui nous guettent. À mesure qu’elle renonce à son statut d’institution pour se penser comme une organisation, de vastes pans de la vie académique sont fortement menacés dans leur existence même dès lors qu’on ne les considère plus qu’à l’aulne de la rentabilité ou de la préparation à l’emploi : c’est ce qui motive le récent cri d’alarme lancé par Martha Nussbaum à propos des humanités. La recherche universitaire est elle aussi très profondément transformée dès lors que ses objets sont définis par les besoins des acteurs économiques, que cette recherche est commandée et en partie financée par eux, qui exigent alors le secret sur ses résultats et réclament de se les approprier exclusivement.

4) L’approche de l’éducation qui est celle du ministre français actuel de l’Education nationale insiste sur la nécessité d’un lien étroit entre l’école et le monde économique. Elle consacre une vision « utilitaire » de l’éducation… Est-ce nouveau ? En un sens, l’enseignement des sophistes reposait déjà sur les mêmes principes…

Ce n’est pas un hasard si la philosophie de l’éducation au sens que ce terme a mutatis mutandis globalement conservé par la suite, commence avec Platon, et donc avec une rupture avec la sophistique qui était (entre autres) un modèle éducationnel. Il s’agissait notamment pour Platon de rétablir les idées de vérité et de vertu contre le relativisme épistémologique et éthique des sophistes afin de penser l’éducation non comme le succès dans l’adaptation aux contingences de l’ici et du maintenant, mais comme arrachement, par l’accès au savoir, à l’ignorance, aux conventions, à l’opinion.

De ce point de vue on peut, me semble-t-il, penser l’histoire de l’éducation comme celle d’un conflit pérenne entre deux principes : celui, interne, de la vie de l’esprit qui est le principe fondateur de l’éducation, et celui, externe, de diverses exigences de « rentabilité», d’utilité de toutes sortes formulées ici et là, et de l’éventuelle résolution de ce conflit, de cette tension, sous la forme de constants réajustements.

L’inquiétude que plusieurs, dont moi, ressentent aujourd’hui, tient à la facilité avec laquelle les normes et modes de fonctionnement qu’on cherche à lui imposer de l’extérieur pénètrent, parce qu’on y consent, dans les institutions d’éducation et sont adoptées par certains de leurs acteurs.

5) En matière d’éducation, il y a eu l’idéal élitiste de la paideia, qui envisageait l’école comme un lieu extrêmement détaché des considérations matérielles et concrètes. Puis, au Moyen-Âge, un modèle d’éducation plus « humaniste », au sens où les Universités cherchaient à former des gens qui agiront dans le monde. Et aujourd’hui, qu’est-ce qui est en train d’advenir ?
⇒ Après l’Eglise et l’Etat, serait-ce au tour de l’entreprise de nous fournir un modèle éducatif ?

De facto, du moins à en prendre la mesure selon l’impact qu’elle a eu sur les politiques publiques en éducation, sur le financement des institutions et plus généralement sur la manière de concevoir l’éducation, l’université, la recherche et l’enseignement, il n’y a guère de doute que la théorie du capital humain, née au sein de l’École de Chicago, est la théorie qui aura été la plus influente en éducation au cours des dernières décennies. En ce sens, oui, on assiste au déploiement d’un nouveau paradigme qui prend l’entreprise et l’économie comme modèles et comme idéaux normatifs.

6) Dans la culture républicaine française, l’école ne se soumet pas aux impératifs du présent : elle est hors du temps. On y lit Hugo ou Zola, parce que l’école, c’est le dépaysement, la bulle qui doit rester préservée des contraintes économiques. Après tout, le mot vient de skholè, qui désigne la temporalité propre des activités faisant, aux yeux des Grecs anciens, la valeur de l’existence humaine, par opposition aux occupations serviles qui sont la marque d’une soumission aux besoins de la vie animale. Pour autant, les demandes de qualifications des gens ne sont-elles pas légitimes dans le monde dans lequel nous vivons ? Il semble en effet difficile aujourd’hui de soutenir sérieusement que l’école doit être hors du siècle, retranchée dans une forteresse coupée de la société ?

Je pense que personne ne soutient sérieusement que l’école doive être retranchée dans une forteresse coupée de la société. Ce qui est cependant soutenu, et avec raison, c’est que les normes de l’école sont distinctes et en certains cas au moins, en tension, parfois vive, avec celles de la société qui l’abrite. Le maintien de cette tension est salutaire tant pour l’éducation que pour la société.

Les demandes de qualification sont certes légitimes : mais elles sauraient à elles seules piloter l’éducation, à moins de transformer ce concept en celui de qualification professionnelle. Les immenses dangers qui guettent ici sont notamment d’une part le renoncement à donner une éducation digne de ce nom à tous en excluant ceux et celles qui, dans leur cursus scolaire, sont très rapidement envoyés sur les voies d’une professionnalisation minimale et qui sera toujours à mettre à jour ; d’autre part, la minoration ou pire l’exclusion de ce qui fait qu’une formation professionnelle de haut niveau, universitaire par exemple, s’accompagne d’une véritable éducation et ne prend tout son sens que par elle.

En somme, penser l’éducation et la formation en termes d’une logique marchande de réponse par contenu instrumental à une demande circonstancielle est sur bien des plans, qu’il convient d’examiner attentivement et au cas par cas, potentiellement en profonde tension avec leur conception sur le modèle d’une logique citoyenne de l’offre d’un contenu à valeur intrinsèque.

7) Sans céder à l’idéalisme naïf ni non plus renoncer à toute exigence sous prétexte de réalisme, quelle doit être la mission de l’école au XXIe siècle ? Entre la skholè et l’entreprise, comment l’école doit-elle s’insérer dans la société contemporaine pour devenir, ou redevenir, un lieu d’émancipation par le savoir tourné vers l’action ?

Ce sont des questions difficiles et les diverses réponses qu’on leur apporte, y compris les miennes, ne me satisfont pas entièrement. Il se peut que ce soit parce que les problèmes posés sont aporétiques dans les termes et dans les conditions où ils sont posés.

Dans une société qui serait relativement saine, l’éducation devrait assurer l’autonomie de la personne en lui permettant de faire un tour d’horizon le plus large possible des formes de savoir et de l’expérience accumulées par l’humanité, dans tous les cas en ce qu’elles ont de meilleur. Elle devrait aussi préparer à prendre part activement, lucidement et sur une base égalitaire à la vie politique et économique de cette société.

Dans des sociétés comme les nôtres, c’est-à-dire profondément inégalitaires et constituées d’institutions qui, bien souvent, incarnent des valeurs et sanctionnent positivement des comportements qui vont littéralement à l’encontre de ce que serait une éducation dans une société saine, nous devons, je pense, nous efforcer d’incarner au mieux les idéaux que j’ai rappelés, même si bien des obstacles redoutables se dressent contre eux.

C’est ainsi que contre cet idéal d’un large tour d’horizon des savoirs et de l’expérience humaine se dresse l’obstacle de l’instrumentalisation des savoirs, tout particulièrement au profit d’intérêts économiques, ainsi que diverses tendances endoctrinaires ; que contre l’idéal d’une réelle participation sociale et politique se dressent des pratiques pédagogiques qui engendrent des spectateurs ou des personnes qui ignorent ou méconnaissent la nature réelle des institutions au sein desquelles elles vivent ; encore ainsi que contre l’idéal d’égalité se dressent de formidables inégalités économiques qui placent certains enfants dans des circonstances qui pèsent très lourd sur leurs parcours scolaires et sur leurs vies, au point d’en faire presque un destin ; c’est enfin ainsi que contre la participation lucide et volontaire à la vie économique se dressent l’esclavage salarial et la condamnation à œuvrer comme simple exécutant au sein de ces tyrannies privées que sont typiquement les entreprises.

Maintenir vivant, au sein de notre monde et dans toutes les composantes que j’en donnais plus haut, cet idéal d’une éducation émancipatrice n’est pas une mince tâche : mais elle est primordiale. Elle exige d’abord de ne pas tomber dans le cynisme ou le désespoir. Mais elle exige plus encore. En effet, en ce moment historique où la culture et le savoir sont, et parfois avec raison, tenus en haute suspicion, elle nous demande d’avoir la sagesse de distinguer ce qui, ayant valeur émancipatrice, mérite d’être transmis à tous les enfants, avant de prendre les moyens les plus appropriés pour ce faire.

Pour y parvenir, il est primordial d’avoir une idée claire et juste de ce qu’on cherche à accomplir et pourquoi. Il est aussi indispensable de mieux prendre en considération les résultats des recherches crédibles sur l’apprentissage et des sciences cognitives, qui ont montré la plus grande efficacité, en particulier pour les enfants à risque, en difficulté ou provenant de milieux défavorisés, de méthodes centrées sur l’enseignant, fondées sur la transmission systématique et procédant du simple au complexe : ce faisant, ces recherches pointent dans des directions qui sont en bien des cas à l’opposé de celles qu’une bonne volonté pédagogique prône en confondant progressisme pédagogique et progressisme politique.

8- Face à l’inflation des discours sur la crise actuelle du domaine de l’éducation, la réflexion philosophique a-t-elle un rôle à jouer ?

La philosophie de l’éducation est, hélas, généralement considérée comme un genre mineur dans le monde francophone. Pour ma part, d’accord en cela avec Dewey, je la tiens comme la philosophie parvenue «à sa phase la plus générale» et je tiens l’éducation pour le domaine par excellence où se mesurent et s’apprécient la pertinence, la signification et la portée de nos concepts, distinctions et théories.

Mon orientation est celle de la philosophie dite analytique de l’éducation, initiée dans les années 60 du siècle dernier, notamment par R. S. Peters, qui est décédé en décembre 2011, et P. Hirst. Cette importante et riche école philosophique demeure inconnue dans le monde francophone et je tiens à dire qu’ il me semble être grandement temps que ses travaux majeurs soient traduits en langue française.

Le rôle de la philosophie de l’éducation ainsi conçue en est d’abord un de clarification conceptuelle : le philosophe aspire à dresser la cartographie logique des concepts mis en oeuvre en éducation, comme celui d’éducation, bien entendu (un concept distinct de ceux de qualification, de moralisation, de socialisation, notamment), mais aussi ceux d’endoctrinement, de curriculum, de croissance, de compréhension, d’enseignement, d’intérêt, de savoir et plusieurs autres.

La philosophie de l‘éducation a aussi une vocation de synthèse à portée normative : elle ambitionne en effet de montrer comment tiennent ou non ensemble avec cohérence et avec les pratiques qu’elles inspirent, les positions adoptées sur le plan théorique quant aux fins, aux moyens et aux conditions de l’éducation. Ce n’est pas là une mince tâche dans un domaine où s’entremêlent, au point parfois de se confondre, tant de faits, dont bon nombre sont contestés, de valeurs et d’aspirations souvent divergentes.

Un des mérites de ces travaux est de forcer à aller au-delà des slogans qui sont omniprésents en éducation et à acquérir une idée claire et dont les présuppositions conceptuelles et normatives ont été lucidement adoptées, de ce que signifie éduquer et de ce qu’on est en droit d’espérer de cette pratique.

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