Il y a quelques jours Paul Krugman (ce ‘nobélisé’ 2008 de l’économie que je trouve intéressant tient typiquement un propos qui tranche avec le rouleau compresseur de ce conservatisme fiscal et économique du tout au marché que l’on entend presque partout) y allait dans le New York Times de son analyse de la dramatique situation que l’on connait (ou que l’on croit connaître … ) en Grèce.
Ce pays, on le sait, est devenu un de ces épouvantails que l’on agite pour justifier de sabrer dans les dépenses gouvernementales, faute de quoi nous attendrait ce qui lui arrive.
Or, affirme Krugman, la leçon à tirer de la situation économique de la Grèce est bien différente : elle est (je paraphrase) que s’il peut être dangereux de creuser des déficits budgétaires en période de prospérité, tenter de les éliminer alors que la situation économique est mauvaise peut s’avérer catastrophique et conduire à la dépression — par quoi on entend en gros le fléchissement de la production, une tendance à la baisse des prix et une montée du chômage.
Krugman n’est pas le premier à le dire: ces mesures d’austérité, outre les souffrances qu’elles causent (il y a par exemple près de 50% de chômage chez les jeunes en Grèce!), sont en fait carrément de l’essence utilisée sur un incendie. Et cela n’a rien d’hypothétique ou de théorique, insiste-t-il:«À l’heure qu’il est, écrit en effet Krugman, à la périphérie de l’Europe, on peut déjà apercevoir des dépressions causées par des mesures d’austérité. La Grèce est certes le pire des cas — le chômage y atteint 20%, les services publics s’effondrent, y compris la santé. Mais en Irlande, là où on a pourtant fait tout ce que les partisans de l’austérité exigeaient, le chômage approche les 15% et le PIB connaît une chute dans les deux chiffres. Le Portugal et l’Espagne sont dans des situations similaires».
Comment ces pays, à commencer par la Grèce, peuvent-ils s’en sortir? Ici, me semble-t-il, Krugman, dont le propos reste ancré dans une vision assez classique même si quelque peu keynésienne de l’économie, a moins de choses à dire. La Grèce pourrait sortir de l’Euro, suggère-t-il, ce qu’elle ne pourra faire qu’en dernier recours, un dernier recours que la Banque Centrale Européenne pourrait précipiter. Il est bien dommage de n’avoir rien de plus à proposer.
Mais supposons qu’un vaste mouvement social, éducatif, politique eût maintenue vivante en Grèce et actualisée en de nombreux lieux (bourses du travail, centres communautaires, petites entreprises) cette idée que tant que la démocratie économique ne sera pas réalisée par le contrôle de la production par ceux et celles qui la font, c’est-à-dire tant que sous une forme ou sous une autre l’autogestion ne sera pas réalisée, alors la démocratie politique sera largement un leurre.
On aurait alors, en Grèce ou en Irlande, une situation tout à fait différente et se multiplieraient en ce moment des expériences visant à transformer radicalement l’économie. Elles fonctionneraient plus ou moins bien, sans doute; différeraient les unes des autres, sans doute aussi. Mais on aurait au moins quelque chose à proposer et des moyens à mettre en oeuvre pour limiter la souffrrance et prendre en main son destin en construisant, dès à présent, des exemples de ce à quoi pourrait ressembler une autre économie et une autre société. On entendrait notamment en ce moment des mots trop longtemps oubliés comme grève de solidarité (disons, de profs avec les étudiants, pourquoi pas; ou de nombreux travailleurs avec ceux d’Avéos); on entendrait peut-être même l’expression: grève générale.
Je suis, on le sait, de ceux qui pensent qu’on en passera par là, un jour ou l’autre. Et on comprendra que je me réjouisse aujourd’hui que dans ce système de santé grec qui s’écroule dont parlait Krugman, on assiste, en ce moment, à l’Hôpital Général Kilkis, à un expérience d’autogestion par quoi l’institution passe sous le contrôle de ses travailleurs. Et pas seulement là: aux États-Unis aussi une histoire passionnante est à suivre, comme en d’autres endroits, j’en suis certain.
Modestes brèches qui nous rappellent que certaines idées ne meurent pas, même si on ne peut dire qu’on en ait, à large échelle du moins, gardé la mémoire.
Je sens votre cœur d’anarchiste (dans le bon sens du terme) battre un peu plus fort. Même si je ne partage pas nécessairement votre enthousiasme à l’égard de cette « organisation politique » (je trouve cela merveilleux, mais utopique; d’accord pour qu’on s’en inspire, pas pour qu’on le vise), il faut avouer qu’il y a quelque chose de beau et d’inspirant dans ces histoires de solidarité citoyenne.
Tenez, si vous n’aviez pas lu cela déjà, c’est carrément un rejet de la monnaie officielle (un rejet partiel, bien entendu) au profit (ha!) d’une monnaie basée sur la solidarité. Le tout est géré par l’entremise d’un site web. Si ça, ce n’est pas de l’anarchisme bien ancré dans le 21e siècle, rien ne va plus!
http://www.guardian.co.uk/world/2012/mar/16/greece-on-breadline-cashless-currency
Ça fait penser (je vais vérifier) à ces SEL (Systèmes d’échange locaux) qui ont connu une certaine popularité dans les années 90.Merci du lien. Et oui, je l’avoue: le coeur d’anar s’émeut un peu…
Vue du Canada, la grève générale peut être séduisante. Peut-être même pourrait-elle y réussir, qui sait. Mais si un tel évènement se produisait dans un pays européen (à part peut-être les pays scandinaves), la conséquence immédiate serait la dictature ouverte, peut-être même militaire à la Pinochet ou à la Rios Montt.
Les élites européennes sont viscéralement opposées à toute forme de démocratie (pas seulement de démocratie économique, mais de démocratie tout court). Cela étonnera peut-être les Canadiens et Etats-Uniens, mais les élites européennes (y compris celles qui se disent « socialiste », « social-démocrate », ou « de gauche ») sont bien plus opposées à la démocratie que des gens comme Harper, Bush ou Cheney. Elles n’attendent qu’un prétexte pour montrer leur vrai visage et « passer à la vitesse supérieure » : une grève générale un peu dure serait un prétexte de rêve pour elles.
Toute la « construction européenne » n’est qu’une immense machine de guerre à retardement visant à annihiler à terme toute forme de démocratie en Europe. Evidemment, les électeurs moyens l’ont compris depuis belle lurette, d’où le succès de formes particulièrement brutales de nationalisme un peu partout en Europe : les gens veulent à tout prix se raccrocher à des formes de « destin commun » qu’ils pourraient maîtriser (à l’échelle nationale le plus souvent), faute de pouvoir contrôler la « construction européenne » qui n’existe que pour les dépouiller des droits acquis de haute lutte au fil des décennies et des siècles passés. L’avenir de l’Europe paraît bien sombre, la Grèce n’est que le début.
Quelques liens pour appuyer mon propos :
*) Pascal Lamy, archétype des élites europénnes « libérales » et anti-démocratiques (texte de Raoul-Marc Jennar) : http://www.acrimed.org/IMG/rtf/Sur_Pascal_Lamy.rtf
*) La vérité sur les véritables raisons de la mise en oeuvre de la « construction européenne » : http://dessousdebruxelles.ellynn.fr/spip.php?article39
P.S. La vérité sur la logique profonde de la construction européenne a été formulée en 1957 par Pierre Mendès-France, qui n’était pas précisément un gauchiste : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes. Soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique. Car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement, « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale. »
Juste un mot — je suis certain que ça va sans dire et soupçonne que vous savez, mais je le dis tout de même: mon propos suppose une longue incarnation par l’éducation et l’action, dans des pratiques, des idées d’autogestion et de toutes celles qui viennent avec. Je vous parlerais bien à ce propos de l’Espagne: mais on n’en finirait plus de jaser et on serait, du moins je serais, rapidement, très, très triste et très en colère. Ça ne rate jamais…
merci de votre commentaire.
Cordialement.
Pardonnez-moi, je me suis laissé emporter… Ce qui se passe en Europe (d’où j’écris, de France) me bouleverse, me scandalise, et m’inquiète. Je pense au titre du livre de William Blum, « Tuer l’espoir »… C’est ce qu’on a réussi à faire en Europe, malheureusement…
Puisse l’Europe suivre un jour le chemin du Vénézuéla, de la Bolivie, de l’Equateur, de l’Argentine… Mais malheureusement, ce ne sera pas pour demain – peut-être pour après-demain…
Je reste banalement convaincu que ce ne sont pas les capitalistes et leurs «penseurs», dociles, soumis et parfois bien payés, qui vont faire émerger de nouvelles routes susceptibles de mettre un terme «démocratique» aux difficultés de ce vieux système économique qui a ouvert les portes de la consommation à de nombreux humains sans, pour autant, garantir l’équité et le droit de s’exprimer, surtout dans les lieux où se fait la production.
JSB
«Il y a quelques jours Paul Krugman (…) y allait dans le New York Times de son analyse de la dramatique situation que l’on connait (ou que l’on croit connaître … ) en Grèce.»
La version française de la chronique de Krugman est toujours traduite le lendemain sur un site belge. Voici la traduction de cette chronique :
http://www.rtbf.be/info/chroniques/chronique_ce-que-la-grece-signifie-paul-krugman?id=7725443&chroniqueurId=5032403
«La Grèce pourrait sortir de l’Euro, suggère-t-il, ce qu’elle ne pourra faire qu’en dernier recours, un dernier recours que la Banque Centrale Européenne pourrait précipiter. Il est bien dommage de n’avoir rien de plus à proposer.»
En fait, il propose autre chose depuis longtemps. Il dit par exemple, dans cette même chronique :
«L’Allemagne et la Banque Centrale Européenne pourraient décider de rendre cette mesure extrême moins nécessaire [sortir de l’euro], à la fois en exigeant moins d’austérité et en faisant davantage pour redonner de l’énergie à l’économie européenne dans son ensemble.»
S’il n’a pas élaboré là-dessus, c’est que ce n’était pas le propos de sa chronique. Il a déjà abordé des recommandations dans d’autres chroniques et dans de nombreux billets sur son blogue. Ce serait un peu long de chercher les chroniques et surtout ses bullets (il en publie 3 ou 4 par jour en moyenne!). Il recommandait, de mémoire, une politique de relance pour toute l’Europe et même de l’injection monétaire en espérant même un niveau d’inflation de 4 ou 5 %, de façon à ne pas avoir à créer de déflation en Grèce, qui pourrait par un seul gel en Grèce baisser les salaires relatifs.
Bon, je n’irai pas en détail là-dessus, ce serait long, mais sa solution était possible il y a deux ans, toujours aujourd’hui, mais moins. Par contre, et il en a parlé souvent, ce genre de solution est rejeté du revers de la main par la Banque européenne et l’Allemagne. Là aussi, je pourrais développer longtemps. Je dirai seulement que l’Allemagne est encore plus anti-keynésienne que les républicains!
Je ne suis pas un fan de ce genre de solution à long terme (pas assez progressiste!), mais pour sortir de la crise, ce serait un pas dans la bonne direction. Krugman est peut-être considéré comme un gauchiste aux États-Unis, mais ici, il serait plutôt associé au centre-gauche, pas plus!
Cela dit, votre proposition est loin d’aller à l’encontre de ce qu’il propose. Lui parle de solutions macro et vous de solutions micro. C’est loin d’être contradictoire.
Merci de ces intéressantes précisions.Vous le lisez plus que moi, manifestement,
D’accord avec vous pour sa position sur l’axe gauche-droite. Pas sûr en ce cas de me réjouir si ce que nous proposons se rejoint:-)
@ Normand
«Pas sûr en ce cas de me réjouir si ce que nous proposons se rejoint»
Je n’ai pas dit que cela se rejoignait, mais que votre proposition ne va pas à l’encontre de la sienne. Cela veut simplement dire qu’elle peut être appliquée avec sa proposition comme avec tout autre plan global.
«Vous le lisez plus que moi, manifestement,»
Je lis son blogue quotidiennement. Je ne suis pas d’accord avec toutes ses solutions, mais je trouve sa capacité d’analyse hors de l’ordinaire. C’est par exemple lui qui m’a fait le mieux comprendre les mécanismes de la crise européenne. La compréhension est, comme vous le savez, essentielle et préalable à la recherche de solutions. Et de ce côté, il est dur à battre (avec Stiglitz, je dirais…)!
J’ai bien compris qu’il s’agissait d’une boutade, mais j’en ai profité pour préciser!
Juste un exemple pour montrer que les propositions de Krugman sont quand même beaucoup plus progressistes que les politiques actuelleemnt appliquées en Europe. J’ai lu ce matin dans Le Devoir :
«Lors de la dernière réunion mensuelle du conseil des gouverneurs, début mars, la BCE avait laissé son principal taux directeur inchangé à son plus bas niveau historique de 1%, mais M. Draghi s’était montré plus inquiet sur les menaces d’inflation.»
Il est inquiet de l’inflation et pas du chômage, de la pauvreté ni de la misère que l’austérité entraînent! Je me pince à chaque fois que je lis de telles absurdités.
http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/345690/mario-draghi-cite-l-allemagne-en-exemple
Concernant le dossier de la crise et particulièrement celui de la phobie de l’inflation, je vous suggère de lire un auteur que j’ai récemment découvert, Romain Kroës :
http://kroes.blog.lemonde.fr/4-conditions-dune-sortie-de-crise/
http://dl.dropbox.com/u/16937580/Le%20d%C3%A9veloppement%20durable%20entre%20r%C3%A9alit%C3%A9%20et%20interpr%C3%A9tation%20du%20monde.pdf