Décidément, c’est ma semaine nécrologique! Mais je ne pouvais laisser passer le centième anniversaire de la naissance d’Alan Turing (23 juin 1912-7 juin 1954).
Ce personnage, génial, est aussi une figure tragique : il s’est suicidé après que les tribunaux lui ont imposé un traitement chimique destiné à guérir son homosexualité et qui lui avait fait… pousser des seins.
Alan Turing a été l’un des plus profonds et fascinants génies du XXe siècle. Ses travaux sont notamment à l’origine de l’ordinateur, dont il a formulé le modèle théorique dès 1936 : il n’avait alors que 24 ans ! On appelle depuis ce modèle une «Machine de Turing». Avez-vous consulté Google aujourd’hui? Le logo était une machine de Turing!
Le travail que Turing a accompli durant la seconde guerre mondiale a longtemps été tenu secret. Celui-ci a en effet été capital pour le déchiffrement des codes secrets d’Enigma, la machine à encryptage prétendue inviolable utilisée par les nazis afin de communiquer entre eux. Il est vraisemblable que Turing, ainsi que ses collaborateurs, ont par là considérablement raccourci la durée de la guerre.
Turing s’est donné la mort, comme je l’ai dit. Il l’a fait en croquant dans une pomme trempée dans le cyanure, comme la sorcière dans Blanche Neige et les sept nains (1937), un film qu’il adorait. La compagnie Apple nie que son logo, une pomme entamée, soit un hommage à Turing. Mais cette hypothèse conserve des défenseurs.
Pour en savoir plus, ici.
Voici un passage de mes Stéroïdes pour comprendre la philosophie consacré à une autre grande idée de Turing (on peut voir ce livre ici, mais il est semble-t-il épuisé: réédition en préparation, me dit-on…)
Le test de Turing
Vous l’aurez certainement deviné : dans les sciences cognitives, c’est l’ordinateur qui sera le candidat privilégié pour réaliser des états mentaux à l’ide d’un autre matériau que les neurones. Cette idée, en fait, est même antérieure aux sciences cognitives et elle avait été émise, comme on le verra à présent, par l’un de leurs précurseurs, le remarquable Alan Turing.
Une machine peut-elle, au moins en principe, et comme l’analyse fonctionnaliste le laisse croire, penser ? La question est très abstraite et difficile à traiter. Mais en 1950, Turing a proposé un petit jeu, qui porte depuis son nom : le « Test de Turing »XXIX Il devrait nous permettre de décider si une machine donnée pense ou non.
On pourrait réaliser ce test avec trois participants, chacun étant isolé dans une pièce. Il y a un questionneur, une autre personne et une machine. Le questionneur pose des questions aux deux autres participants, disons par l’intermédiaire d’un clavier. Les réponses lui parviennent écrites sur un écran. Le test de Turing dit que si le questionneur est incapable de distinguer la machine de la personne, la machine a passé le test et l’on pourrait alors dire qu’elle « pense ».
Turing imaginait le dialogue suivant :
Question : Écrivez, je vous prie, un sonnet sur le Pont Forth.
Réponse : Je vais passer mon tour. Je n’ai jamais pu écrire de poésie.
Question : Ajoutez 34957 à 70764
Réponse : (après une pause d’environ 30 secondes) 105621.
Question : Jouez-vous aux échecs ?
Réponse : Oui.
Question : J’ai mon roi en K8 et aucune autre pièce. Vous avez seulement votre roi en K6 et une tour en R1. C’est à vous de jouer, que jouez-vous ?
Réponse : (après une pause de 15 secondes) T-T8 : mat.
Nous sommes encore bien loin de pouvoir fabriquer un ordinateur qui passerait le test de Turing. Pour vous en convaincre, allez sur Internet discuter avez Éliza, à l’adresse suivante : http://www-ai.ijs.si/eliza/eliza.html. C’est un programme conçu au MIT et qui vous propose ses services de psychothérapeute. Je suis certain qu’il ne vous faudra pas longtemps pour lui faire échouer son test de Turing.
Bonjour Normand. Merci d’avoir présenté Turing. Je ne connaissais pas son histoire. Je trouve cela aberrant d’avoir été persécuté pour homosexualité au siècle dernier. Surtout après ce qu’il avait réalisé pour aider les alliés pendant la guerre ! Je trouve que cela fait – et désolé d’employer les mots de Dali – une mentalité de larves préhistoriques. D’où l’importance de réaffirmer les droits fondamentaux de la personne à chaque époque.
Merci du bon mot, Hume. Et vous avez raison: c’est très aberrant.
Si on arrive un jour à amener la machine à « penser », on n’arrivera sûrement jamais à l’amener à avoir du « jugement » … Remarquez bien que si l’homme a la capacité de penser, cela ne lui donne pas automatiquement un bon sens du jugement : l’histoire d’Alan Turing et du traitement qu’il a subi en est une preuve … Triste histoire … À se demander parfois si un machine serait plus « humaine » …
Votre commentaire a déclanché en moi un irrésitible besoin de vous répondre par un exercice philosophique personnel. Je suis un fervant admirateur de Turing et le sort qu’il a subit me rend bien triste. Ceci est mon hommage personnel.
J’adore le point que vous soulevez, à savoir qu’il y aie une différence entre « penser » et « faire preuve de jugement ». Je suis toutefois en désaccord avec votre conclusion quant à la possibilité qu’une machine puisse un jour faire preuve de jugement.
Il faut faire attention d’abord avec la définition de l’acte de « penser ». Cela peut signifier manipuler des symboles afin de résoudre un problème quelconque, dans le sens de « raisonner ». Mais cela peut aussi signifier manipuler des symboles sans intention de résolution de problème. Par exemple, lorsque l’on se remémore de beaux souvenirs, il n’y a pas de problèmes à résoudre. Dans ce dernier cas, il n’y a pas de lien entre faire preuve de jugement et penser.
Toutefois, dans la première interprétation, celle qui est aussi synonyme de « raisonner », j’oserais affirmer qu’il s’agit de la même activité. La différence est en rapport avec le nombre de symboles que l’on manipule, ou la nature de ces symboles.
Une personne ou une machine qui fait preuve de jugement, c’est une personne ou une machine qui tient compte de divers critères moraux et qui prend non seulement des décisions dans le but de résoudre un problème, donc qui raisonne, mais aussi en fonction d’un cadre de jugement imposé par des critères moraux.
D’ailleur, il est intéressant de noter que ces critères moraux puissent changer au cours du temps et que faire preuve de jugement il y a 50 ans, puisse être différent de faire preuve de jugement aujourd’hui. Sans prendre leur défense et condamnant tout autant leur verdict, ne serait il pas juste de dire qu’ils ont quand-même fait preuve de jugement selon les critères de moralité de leur époque ?
Pour finir, j’aimerais amener un point sur la capacité de faire preuve de jugement de l’être humain. À mon avis, elle est bien limitée; par la quantité de symboles qu’il peut manipuler simultanément dans sa tête (la mémoire) et aussi par certains réflexes instinctifs dont il hérite de pas sa nature animale. Je ne trouve donc pas étonnant que l’on trouve barbare et que l’on soit outrés par les pratiques de jugement de nos ancêtres et sûrement que les générations futures auront le même réflexe en jugeant notre génération.
En ce sens, je n’ai aucun doute qu’un jour la capacité à faire preuve de jugement d’une machine ne surpasse celle d’un humain. D’ailleur sur ce dernier point, l’humain n’est il pas lui-même une machine ? Une machine très complexe bien sûr, biologique, mais une machine tout de même, puisque répondant aux mêmes lois physiques et constitué des même matériaux de base, les atomes ?
Bien à vous,
Nicolas Blackburn