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Magie et propagande

[Une essai paru dans la revue À Bâbord. Reproduction en revue ou livre autorisée à condition de m’en informer]

La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des comportements des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme secret de la société forment un gouvernement invisible qui exerce véritablement le pouvoir.

Edward Bernays,
(Propaganda, Chapitre I)

Les innombrables guerres qui ensanglantent l’Histoire ont bien entendu été menées pour des raisons géo-politiques variées et souvent complexes. Mais chacune d’entre elles a mis les pouvoirs devant l’obligation de la légitimer aux yeux de leurs populations: c’est que l’appui, sinon enthousiaste, au moins tacite du public, est indispensable à la déclaration et à la poursuite de la guerre.

 

Comme on pouvait s’y attendre — et comme en témoignent notamment les documents classés secrets qui finissent par devenir accessibles — ces justifications ne reflétaient typiquement, en bout de piste, que très peu, voire en rien, la réalité des raisons objectives ayant conduit à la décision d’entrer en guerre.

 

L’écart entre les justifications données et les raisons véritables est creusé par des omissions, des semi-vérités, des mensonges, des simplifications et chacun sait bien, comme le dit l’adage, que la vérité est la première victime de la guerre.

 

On peut commodément distinguer trois moments dans cette mise à mort de la vérité à des fins martiales : déclaration; narration; mémorialisation.

 

Le premier est celui qui conduit à la déclaration de la guerre. L’argumentaire déployé se doit alors d’être convaincant et des moyens considérables seront mis en œuvre pour s’assurer de l’appui du public. Si l’on y parvient, la guerre peut être déclarée.

 

Le deuxième moment est bien entendu celui de la couverture de la guerre en train de se faire.

 

Le troisième est celui de sa mémorialisation: il s’agit cette fois de dire ce que la guerre a été —  et la manière de le faire soulève des enjeux et pose des questions qui cette fois intéressent tout particulièrement l’historien.

 

Dans le présent texte, je me pencherai sur le premier de ces trois moments, celui durant lequel l’opinion publique est travaillée pour donner son assentiment à l’entrée en guerre, et en me restreignant au cas des démocraties libérales.

 

Ce thème a certes, et j’en conviens, déjà été abondamment étudié et la littérature a cerné quelques-unes des caractéristiques récurrentes de ce processus très largement propagandiste[1]; mais si je propose malgré tout d’y revenir, c’est que je pense qu’en l’envisageant selon l’angle que je propose d’adopter, on pourra, je l’espère, avoir sur lui une perspective nouvelle et éclairante.

 

Cette perspective, qui pourra surprendre de prime abord, est celle de la magie.

 

Propagande et magie

 

Je ne suggère évidemment pas, au sens strict, que ceux qui déploient la propagande martiale sont des magiciens. Mais je suggère bien, plus simplement et de manière que je pense plus crédible, que la métaphore de la magie permet d’appréhender de manière éclairante certains aspects de cette propagande et de mieux comprendre les procédés mis en œuvre en les envisageant comme autant de moments de la production de ces leurres et illusions cognitives sur lesquels reposent les effets produits par le magicien. Bref : certains des effets que le magicien produit et qui opèrent au niveau microsocial de l’individu et de la salle de spectacle, la propagande en reproduit la substance au niveau macro-social, politique et idéologique et le vocabulaire par lequel on décrit les premiers est dès lors utile pour cerner la réalité de la deuxième.

 

Ce rapprochement n’est d’ailleurs pas aussi incongru qu’on peut le penser.

 

Pour commencer, les sceptiques ont de tout temps manifesté de l’intérêt pour la magie, dure école où l’on apprend à se méfier de nos perceptions et il n’y a rien d’incongru à penser que certaines des leçons qu’on y apprend puissent valoir autant pour le déboulonnage des prétentions paranormales que pour celui de  la propagande politique[2].

 

Ensuite, la magie est désormais très sérieusement étudiée par les neurosciences, justement pour l’éclairage qu’elle peut apporter sur les processus intellectuels qu’elle manipule aux fins de produire certains de ses remarquables effets[3].

 

Enfin, et peut-être surtout, la propagande, notamment martiale, s’est elle-même volontiers pensée en termes de duplicité, de préparation des esprits à accepter ce que l’on a décidé qu’ils devaient accepter et ce en leur servant ce qu’on a appelé, en des termes qui rappellent immanquablement le vocabulaire que peuvent utiliser les magiciens pour parler de leur art, des «illusions nécessaires». Le laboratoire dans lequel cette propagande martiale a été créée, la Commission Creel,  est justement celui où ont été conçues nombre de ces illusions.

 

Cette histoire mérite d’être brièvement contée[4].

 

Lorsque le Gouvernement des États-Unis décide d’entrer en guerre, le 6 avril 1917, la population est en effet largement opposée à cette décision : et c’est avec le mandat explicite de la faire changer d’avis qu’est créée par le Président Woodrow Wilson, le 13 avril 1917, la Commission on Public Information, ou CPI — souvent connue sous le nom de Commission Creel, du nom du journaliste qui l’a dirigée, George Creel (1876-1953).

 

Elle accueillera une foule de journalistes, d’intellectuels et de publicistes et aura recours à tous les moyens alors connus de diffusion d’idées (presse, brochures, films, posters, caricatures) et en inventera d’autres. Cette Commission était composée d’une Section étrangère (Foreign Section), qui possédait des bureaux dans plus de 30 pays et d’une Section intérieure (Domestic Section) : elles émettront des milliers de communiqués de presse, feront paraître des millions de posters, (le plus célèbre étant sans doute celui où on lit: I want you for US Army, clamé par Uncle Sam) et émettront un nombre incalculable de tracts, d’images et de documents sonores.

 

La commission inventera notamment les fameux «Four minute men» : il s’agit de ces dizaines de milliers de volontaires — le plus souvent des personnalités bien en vue dans leur communauté — qui se lèvent soudain pour prendre la parole dans des lieux publics (salles de théâtre ou de cinéma, églises, synagogues, locaux de réunions syndicales, et ainsi de suite ) pour prononcer un discours ou réciter un poème qui fait valoir le point de vue gouvernemental sur la guerre, incite à la mobilisation, rappelle les raisons qui justifient l’entrée en guerre des Etats-Unis ou incite à la méfiance — voire à la haine — de l’ennemi.

 

Sitôt la guerre terminée, le considérable succès obtenu par la commission inspirera à plusieurs — et notamment à certains de ceux qui y ont contribué — l’idée d’offrir la nouvelle expertise d’ingénierie sociale développée en temps de guerre aux clients susceptibles de se la payer en temps de paix — et donc d’abord aux entreprises, puis aux pouvoirs politiques. C’est justement le cas de Bernays, qui s’était très tôt joint à la Commission Creel : « C’est bien sûr, écrit-il ici, l’étonnant succès qu’elle a rencontré pendant la guerre qui a ouvert les yeux d’une minorité d’individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l’opinion pour quelque cause que ce soit.» Il va de soi qu’une telle expertise, qui sera sans cesse raffinée, sera au besoin offerte aussi en temps de guerre.

 

Si on m’accorde que le rapprochement que je propose n’est pas incongru, voici cinq plans sur lesquels je le pense éclairant, et qui sont, si j’ose dire, autant de recettes magiques de manipulation des masses pour temps de guerre.

 

 

Cinq illusions cognitives au service de la propagande martiale

 

 

  1. 1.          Quand ça commence, c’est déjà fini

 

On pourra classer en deux groupes les tours du magicien : ceux qui demanderont à être exécutés en  temps réel et ceux qui sont accomplis avant même que le tour ne commence.

 

Le magicien qui semble plier des cuillères par la force de sa pensée réalise souvent un tour de ce dernier type et travaille, à votre insu, avec une cuillère déjà tordue.

 

Il vous a certes présenté l’ustensile et vous le croyez en parfaite condition : mais quand le magicien commence son tour tout est déjà joué. Ce sont souvent là les meilleurs tours et ils sont infaillibles dès lors vous arrivez à faire croire que l’objet truqué ne l’est pas.

 

La propagande martiale a l’exact équivalent de ce procédé quand la décision d’entrer en guerre est prise avant même que ne commence la conversation démocratique supposée devoir  en décider. L’art du propagandiste sera ici de s’assurer que l’on croit qu’un réel débat a lieu et qu’il aboutit à la conclusion choisie d’avance. Les techniques et procédés qui suivent seront pour cela d’un grand secours.

 

  1. 2.          Connaître les pré-conceptions de son public pour mieux en jouer

 

Un magicien contemporain, Brad Henderson, a dit avec raison que la magie n’est pas tant l’art de manipuler des objets que celui de manipuler des perceptions : en ce sens, et c’est bien ainsi que les neurosciences le décrivent, le magicien est une sorte d’expert intuitif de nos modes habituels de percevoir, ce qui est la condition préalable qui lui permet d’en jouer.

 

Il sait notamment que nos perceptions sont des simplifications, des constructions commodes reposant sur des intuitions solidement ancrées et qu’il faut partir d’elles en sachant toujours distinguer entre ce qui s’y insérera harmonieusement et ce qui, au contraire, ne pourra sans mal — voire pas du tout — y parvenir.

 

Voyez le magicien Randi qui monte sur scène pour expliquer tout cela à un public de scientifiques qu’il veut prémunir contre les charlatans du paranormal. Il leur parle dans un micro, sur un podium où est posé un texte qu’il lit. Et soudain, il illustre ce dont il parle en montrant que le micro dans lequel on le croyait en train de parler est fermé — il parle dans un micro-cravate dissimulé; puis, il retire ses lunettes : ce ne sont que des montures sans verre. Nos préconceptions ont fait tout le travail et nous avons été trompés, sans effort de la part de Randi.

 

La propagande de guerre use à satiété des ressources que la connaissance de ce fait rend disponibles. Elle installe ainsi une perception sélective de la réalité en travaillant sur nos préconceptions. Le vocabulaire employé y contribue : nous confrontons l’axe du mal; des peuples barbares; sommes engagés dans une lutte du bien contre le mal; l’ennemi désigné est un nouvel Hitler, un nouveau Staline, de toute façon un dictateur, un terroriste, un chien enragé. On entretient aussi une perspective a-historique, immédiate et peu informative sur le monde, qui interdit toute perspective cognitive. C’est ainsi que si Saddam Hussein était dit, par George W. Bush II, être un «dictateur assassin qui souffre d’une forte dépendance aux armes de destruction massive», on se gardera bien de rappeler qu’il a longtemps été notre dictateur assassin souffrant d’une forte dépendance aux armes de destruction massive.

 

Ce qui est donné et perçu s’insère ainsi harmonieusement, sans rien bousculer, dans les schémas mentaux préexistants du public auquel on s’adresse et satisfait ses attentes. Il est distrait, rassuré et surtout conforté dans l’image qui est entretenue de la collectivité. A contrario, qui veut affirmer des choses qui n’entrent pas dans ces schéma a le plus grand mal à être compris et entendu. Il lui faut, lui, pour s’exprimer beaucoup plus de temps qu’il n’en faut pour affirmer des banalités convenues par tous les acteurs se donnant comme de bonne foi .

 

Ce qui nous amène au procédé suivant.

 

  1. 3.          L’indispensable profession de bonne foi

 

La phase de la profession de bonne foi est celle durant laquelle le magicien cherche à établir qu’il n’y a dans ce qu’il va accomplir nul truquage, nulle tromperie, nul mensonge. Il demande alors typiquement à une ou des personne(s) du public de venir s’assurer que les objets dont il va user sont ordinaires, n’ont subi aucune transformation ou modification. Cette étape est cruciale pour que le tour qui va suivre soit perçu comme réel : et elle a sa contrepartie dans ses proclamations de vertu de la propagande martiale.

 

C’est qu’une indispensable composante de ce dispositif manipulateur sera de renvoyer de nous l’image de partisans de la liberté, de la démocratie  et de la paix  qui n’entront en guerre qu’à contrecœur et à la seule fin  de préserver ou de propager ces nobles et hautes valeurs qui nous caractérisent, sans aucunement chercher notre propre intérêt et après avoir, mais en vain, tenté par tous les moyens d’éviter que le conflit n’éclate.

 

  1. 4.          Le recours aux accessoires préparés et les détournements d’attention

 

Le magicien, on l’a vu, peut avoir réalisé le tour avant qu’il ne commence. Mais il peut aussi le réaliser de vivo, comptant pour cela sur sa dextérité, sur des procédés et sur bien d’autres choses encore. Mais il lui arrive aussi d’avoir recours à des accessoires soigneusement préparés. Le propagandiste fait de même quand il crée de toutes pièces un événement.

 

Le cas de la jeune Nayirah venant raconter devant des élus américains l’épouvantable histoire dont elle fut témoin, celle de ces centaines de  bébés koweitiens que de soldats irakiens ont laissé mourir sur le sol d’une pouponnière, a joué un rôle crucial dans l’acceptation de la Guerre du Golfe par le public américain et les élus.

 

Mais la jeune femme, on le sait à présent, était un « accessoire soigneusement préparé » : elle était la fille de l’ambassadeur du Koweit aux Etats-Unis, transformée pour l’occasion en comédienne jouant au bénéfice de son pays un script rédigé par une firme de relations publiques.

 

Les fameux incidents du golfe du Tonkin (2 et 4 août 1964) en sont un autre exemple, lui aussi bien connu : il ne serait, hélas, pas  difficile de les multiplier.

 

On notera qu’on trouve ici un équivalent de ces détournements d’attention chers au magicien : l’attention du public étant fixé sur ces terribles histoires, il n’aperçoit plus ce qui se passe par ailleurs et qui est souvent crucial.

 

  1. 5.          D’utiles complices 

 

On pourrait croire qu’à force d’être utilisé, le procédé que je viens de décrire serait depuis longtemps éventé. Il n’en est rien. Pour prendre un dernier exemple, on se souvient certainement de cette présentation, faite le 5 février 2003, par le Secrétaire d’État américain d’alors, le général Colin Powell, devant le Conseil de sécurité des Nations Unies. Il y faisait état d’informations «sûres et fiables» sur les tentatives de l’Iraq de dissimuler des «armes et activités interdites par la résolution 1441», autrement dit des armes de destruction massive[5].

 

Si on se souvient à ce point de ce mensonge, ce n’est pas tant qu’il a ensuite été dénoncé comme tel, que parce que les déclarations du général ont presqu’unanimement été acceptées comme véridiques par les médias, qui ne les ont à peu de choses près aucunement contestées au moment où elles auraient dû l’être. Ce faisant, ceux-ci ont joué un rôle dans lequel ils excellent, celui de ce complice auquel les magiciens doivent en certains cas avoir recours pour réaliser un tour. Le mensonge incontesté devient, comme par magie, le réel et est accepté comme tel par le public.

 

La guerre, dès lors, n’est plus loin d’être non seulement inévitable mais souhaitable, puisqu’elle est la seule réponse possible à une situation devenu aussi dangereuse qu’intolérable.

 

***

 

Quelles leçons tirer de ces rapprochements?

 

Pour commencer, que si c’est volontairement et pour se divertir que l’on va au spectacle de magie, en sachant que ce sont des illusions savamment planifiées qui nous attendent, c’est sans le savoir que nous sommes des victimes non consentantes de la propagande politique. La perspective que j’ai ouverte invite à en prendre conscience et peut être utile en ce sens.

 

Ces rapprochements incitent aussi à cette vigilance que l’on se doit de déployer quand on soupçonne que l’on peut être trompé et donc à s’informer, à faire preuve de plus de saine suspicion plus de méfiance et à exiger plus de sérieux de ceux qui, par profession, devraient alimenter et enrichir la conversation démocratique.

 

Ils invitent enfin à envisager celle-ci avec méfiance, comme nous proposant autant d’énigmes à résoudre et de pièges  déjouer : cette perspective ludique, celle du déboulonnage cher au sceptique, présente, je pense, un intérêt auquel nombre d’entre nous sont sensibles, un défi semblable à celui que nous pose un tour de magie dont on cherche à percer le mystère.

 


[1] Une intéressante synthèse est proposée par : MORELLI, Anne, Principes élémentaires de propagande de guerre. Utilisables en cas de guerre froide, chaude ou tiède …,  deuxième édition revue et augmentée, Adden, Bruxelles, 2010. Le documentaire : War Made Easy. How Presidents and Pundits Keep Spinning Us to Death (2007), avec Norman Solomon et narré par Sean Penn, offre lui aussi un bel aperçu des techniques utilisées de manière récurrente par le pouvoir, aux Etats-Unis, dans le cadre de sa propagande martiale. Ce qui est mis en évidence se transpose mutatis mutandis aux autres démocraties libérales. Le site Internet du film se trouve à : [http://www.warmadeeasythemovie.org/] On lira aussi avec profit : SALMON, Christian, Storytelling. La machine à fabriquer les histoires et à formater les esprits, La Découverte, Poche, Paris, 2008.

[2] J’ai souligné avec insistance, exemples à l’appui, l’importance pour le penseur critique d’étudier la magie dans mon Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Lux, 2006.

[3] Un fascinant et accessible compendium de ce que ces travaux ont permis de découvrir est proposé dans : MACKNIK, Stephen L. et MARTINEZ-CONDE, Susana, en collaboration avec BLAKESLEE, Sandra, Sleights of Mind. What the Neuroscience of Magic Reveals about our Everyday Deceptions, Henry Holt and Compagny, New York, 2010.

[4] Je reprends ici un court passage de mon introduction à : Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, d’Edward L. Bernays, La Découverte, Coll. Zones, Paris, 2007.

[5] [http://www.un.org/News/fr-press/docs/2003/CS2444.doc.htm]