Je suis en train de lire le très stimulant: Democratic Authority, de David M. Estlund.
J’en arrive au passage suivant (pp. 207 et ssq),
L’auteur rappelle la distance qui, en philosophie politique, sépare quelqu’un comme Platon, qui imagine dans La République que la justice sociale passe par la mise aux commandes de la société d’experts (appelés philosophes-rois) et John Stuart Mill, qui, au XIX e siècle, se fait le champion d’un libéralisme anti-paternaliste.
Mais Estlund identifie un point commun entre ces deux-là: l’idée d’un fondement épistémique au politique, i.e. que le savoir est lié à l’autorité politique et, en un sens ou l’autre, la fonde.
Chez Mill, le démocrate libéral, cela se manifeste par deux propositions assez particulières qu’il fait relativement aux élections.
Selon Mill:
1. Des tests devraient être administrés pour décider si une personne possède ou non les qualifications pour pouvoir voter.
2. Des votes supplémnetaires devraient être accordés aux personnes plus éduquées.
Je laisse de côté les détails (nombreux et importants) de la mise en oeuvre de telle mesures; de côté aussi ce que peut avoir d’étonnant (ou pas?) de telles propositions sous la plume d’un libéral comme Mill.
Mais la question se pose: que penser de cette idée d’une personne (qualifiée?)/ un vote, mais aussi: une personne / plus d’un vote, du moins pour certaines personnes?
Et si ces idées nous répugnent, comment concilier ce rejet avec notre intuition que la compétence citoyenne suppose la mise en oeuvre de savoirs, d’habiletés et de vertus dont on demande à l’éducation de les inculquer à chacune et chacun?
Exiger des électeur une compréhension minimale des enjeux ne me semble pas si sot. Mais comme tout mécanisme, il serait rapidement détourné au profit d’une clique, comme ce fut le cas aux États Unis, où ce même procédé fut utilisé pour exclure les Noirs du corps électoral.
La théorie de Mill me rappelle cette citation d’Asimov
“Anti-intellectualism has been a constant thread winding its way through our political and cultural life, nurtured by the false notion that democracy means that ‘my ignorance is just as good as your knowledge.’”
Encore l’idée de la « bonne » dictature, sous une forme plus subtile. La question reste entière, car qui déterminera quelle est la manière de pensée respectable qui donne le droit de voter?
Plutôt que de limiter le droit de vote aux seules personnes qui pensent de la bonne manière, j’explorerais les possibilités suivantes:
– Limiter le pouvoir médiatique aux entités qui respectent des principes de rigueur journalistique et responsabiliser celles-ci vis-à-vis des incidents de manipulation informationnelle. Ce serait déjà une façon d’avoir des citoyens mieux informés.
– À plus petite échelle, le fonctionnement par consensus (plutôt que la prise de décision à la majorité) favorise davantage le débat et l’échange d’idée constructif. Y aurait-il là de quoi s’inspirer pour donner plus d’espace à nos citoyens et députés plus instruits sur les enjeux débattus?
La proposition de Mill n’est qu’un sophisme. Quels critères en effet utiliser pour distinguer les citoyens «compétents» des «incompétents» ? Et qui définira ces critères ? Je ne crois pas qu’on pourra jamais apporter une réponse intellectuellement satisfaisante à ces deux questions. Même si Mill ne s’en rendait peut-être pas compte, sa proposition ne peut aboutir qu’à la confiscation du pouvoir par une «élite» d’experts autoproclamés.
Le sophisme d’Asimov est encore plus vil ; c’est la compétence collective à long terme des électeurs qu’il faut prendre en compte, et pas celle individuelle et ponctuelle de tel ou tel individu.
Selon le philosophe Cornelius Castoriadis, la démocratie ne peut être fondée que sur l’opinion, pas sur le savoir (entretien avec Daniel Mermet, radio publique française : http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=2523)
» que le savoir est lié à l’autorité politique et, en un sens ou l’autre, la fonde. » Je n’ai jamais rien compris à ces philosophes politiques qui présentent «l’autorité» comme une prérogative que «nous», citoyens, aurions le pouvoir et la responsabilité de confier à un parti ou l’autre, grâce à une connaissance claire de ce qu’on pourrait appeler le bien commun permettant de choisir les meilleurs… Cette vision idéale de la démocratie n’est pas du tout sans mérite. Le voteur impénitent que je suis ne nie pas du tout que nous devions participer avec le plus grand sérieux à la constitution des parlements, mais même si le pouvoir qui s’y exerce est bien réel, il reste constitutivement la mise en représentation d’un processus décisionnel dont les tenants et aboutissants ne se se comprennent pas par un décompte des votes, si éclairés soient-ils, mais par les intérêts des classes qui tentent de les utiliser à leurs fins. Un exemple très simple: le budget Marceau. On pourrait penser qu’il a dû composer avec les partis d’opposition et se réjouir que ce choc des visions divergentes ait, peut-être, forcé le gouvernement à une écoute plus attentive des citoyens… Sans doute, mais n’est-ce pas qu’au bout du compte, peu importent les moyens, la finalité du budget, c’était avant tout d’éviter la décote? Pour le reste, comme Platon, il pouvait bien aller se faire voir. Si «nous» voulons nous astreindre à une participation citoyenne éclairée, la première condition ne serait-elle pas que «nous» en ayons réellement le pouvoir. Le savoir est un élément d’un tel pouvoir. Quand on essaie d’en faire le fondement de la politique réelle, ce savoir m’a toujours paru bien proche de la supercherie. Je vous le dis: je n’y comprends rien. Tombé trop jeune dans la soupe du marxisme primaire, peut-être.
« …la finalité du budget, c’était avant tout d’éviter la décote? »
non.
le pq, depuis de nombreuses années, critique les déficits et promet l’équilibre.
alors que le premier budget que marceau dépose aille en ce sens n’est aucunement surprenant.
puisque c’est un budget qui, objectivement, fait l’affaire de la droite baloney, et puisqu’il faut bien trouver un angle pour railler, et bien on a inventé que le pq a eu peur de la décote. et vogue la galère.
Le ministre ne s’en est pas caché, Françoise David le lui a expressément reproché au tout début de sa réplique au discours du budget. Ça, ce sont les faits, je crois. La question est de savoir si la recherche d’un rapide retour à l’équilibre budgétaire est socialement défendable – ce dont je doute – et si le gouvernement y était objectivement contraint. Je crois qu’il n’est pas délirant de craindre que « les marchés » fassent peser sur notre économie le même type de contraintes qu’ils imposent à la Grèce ou à l’Espagne, ou à la France… Je ne dis ni que cela soit raisonnable de leur part, ni que nous devrions nous y plier sans rien dire. Seulement que si on veut vraiment parler de démocratie, d’exercice effectif du pouvoir, c’est de ce côté-là qu’il faudrait aller voir plutôt que de tant s’esquinter à doter les citoyens de moyens d’administrer entre eux les conditions optimales de leur sujétion aux puissances d’argent. J’ai peut-être mal compris le mouvement Occupy, mais il me semblait y avoir un peu de cela, là-dedans…
@richard
« Le ministre ne s’en est pas caché, Françoise David le lui a expressément reproché au tout début de sa réplique au discours du budget. Ça, ce sont les faits,… »
il manque la citation du ministre. et l’opinion de la françoise, comme « fait » c’est pas fameux.
pour le reste ça va à peu près. vrai qu’un ministre des finances doit tenir compte des conséquences d’une éventuelle « décote ». faux de prétendre que le budget marceau fut un aveu d’impuissance face à ces pouvoirs.
cibouleau revenez-en, depuis quand un pays qui frôle l’équilibre budgétaire est-il menacé de décote?!?
Par définition, un régime politique dans lequel des « experts » sont seuls à prendre les décisions n’est pas une démocratie mais une technocratie. On est en plein dans le concept de technostructure envisagé par Galbraith.
L’idée que le pouvoir devrait être laissé entre les mains des spécialistes a ceci de gênant qu’il crée deux catégories d’individus au sein de la société. Ceux qui peuvent y prendre part et les autres dont on devrait s’occuper comme d’enfants irréfléchis et à qui on ne demande que de se taire. Outre qu’elle prive les individus de leur libre arbitre, et qu’elle est furieusement paternaliste et condescendante, cette théorie entérine l’idée de citoyens de seconde zone avec tous les travers que l’on connait à ce genre de chose.
Elle présuppose aussi l’existence de critères clairement établis et surtout parfaitement objectifs permettant de séparer « l’ivraie du bon grain » (si vous me permettez l’expression). Au vue des enjeux, on est en droit de douter qu’une telle chose soit véritablement possible. D’autant plus que cette théorie ne cherche pas à réduire les inégalité pouvant exister entre citoyens mais les exploite au contraire pour écarter politiquement une frange choisie d’individus. On peut légitimement se demander pourquoi l’auteur ne s’attaque pas au problème dans l’autre sens en suggérant la mise en place de politiques qui permettraient d’améliorer les connaissances générales de la population et rendraient dès lors inutile le jeu d’élimination proposé plus haut. On ne sent pas chez Mill une volonté d’émancipation des peuples.
Elle implique enfin qu’une partie des gens qui auront à subir les conséquences d’une décision seront totalement exclus du processus l’entourant. On prive ainsi une part de la population de sa capacité à juger de ce qui est bon pour elle-même.
N’assiste-t-on pas ici à un sophisme bien connu, l’appel à l’autorité, qui voudrait que seuls les experts peuvent s’exprimer sur un sujet? Qui présupposent que ces mêmes experts sont nécessairement objectifs dans leurs propos et totalement détachés de toute forme de conflit d’intérêt? Qu’en somme, ils ne sont pas des êtres humains?
Ce débat me rappelle « Les jeux de l’esprit » de Pierre Boule. J’en recommande la lecture à tous les amateurs de romans d’anticipation.
je crois que réserver le droit de vote aux gens intelligents est une excellente idée.
la seule manière « démocratique » de mettre, graduellement, un tel système en place est de sortir les nonos de l’ignorance.
comment? deux pistes:
favoriser l’accès aux études supérieures.
démanteler les empires médiatiques.
J’ai lu votre article avec grand plaisir, comme toujours. Et j’ai recommencé plus tard. Et j’ai bien ri. J’ai repris la lecture ce soir incluant les commentaires, fort bien tournés je dois dire. En fait il n’y a que sur ce blog qu’on trouve des commentaires de cette qualité. Non, je ne fais pas de lèche et je ne me présente pas aux élections!
L’idée même de donner plusieurs votes aux personnes « plus éduquées » me valut un bel éclat de rire. Qui décide de quoi et comment dans ce raisonnement de Mill? Des cours aux miséreux pour en faire des voteurs accomplis? Ça me rappelle cette discussion que nous tenions à savoir si « faire son devoir » pourrait être de ne pas voter pour certaines personnes…
Et puis cette société fait des miracles d’imagination pour pousser le péquenot vers la boîte déposer son ticket comme on lui a dit de le faire. On ne va pas lui dire maintenant qu’il aura à suivre des cours pour pouvoir y aller? Ou que ce bailleur de fonds si brillant a droit à trente deux votes? Et ce n’est pas Fournier qui va décider qui est assez intelligent pour voter? Rassurez le vieil Anar que je suis…
N’importe, après avoir torturé la quadrature du cercle, durant des lustres, me voila à m’occuper de la structure de la boîte de scrutin… Et pourquoi pas, finalement?
Il me semble que les propositions suggérés par Mill existent déjà sous d’autres formes
« Des tests devraient être administrés pour décider si une personne possède ou non les qualifications pour pouvoir voter. »
L’obligation de terminer des études secondaires n’est-elle une mesure qui vise à préparer l’individu à une vie en société « démocratique ». Mesure bien imparfaite, j’en conviens.
« Des votes supplémentaires devraient être accordés aux personnes plus éduquées. »
Des centaines de décisions sont prises chaque jour par des cadres, fonctionnaires et hauts fonctionnaires sans que les citoyens ne soient consultés (heureusement, parfois). Ne s’agit-il pas là de votes supplémentaires donnés à une élite intellectuelle? Décisions qui se soustraient parfois au politique (encore là, heureusement).
Qui ne rêvent jamais aux habits neufs de l’empereur ?
Désolé M. Pruneau, mon texte devait aller dans le fil et non pas en réponse à votre commentaire.
Ceci dit, une structure de boîte de scrutin qui permettrait de recueillir seulement les votes des gens intelligents serait grandement appréciée.
Excusez mon interruption ici, Monsieur Baillargeon, mais il me faut vous signaler que dans la section «Chroniques», votre «Prise de tête» du 6 décembre (ainsi que toutes les chroniques des contributeurs parues également en décembre) ne permettent aucun commentaire de la part des membres.
Le rectangle habituel coiffé d’un «Ajouter un commentaire» est inexistant…
J’en ai déjà fait part par courriel à Voir, hier. Pas de réponse encore, et toujours l’impasse sans-commentaire-possible dans la section «Chroniques». Peut-être êtes-vous en mesure de permettre un déblocage là ou, comme je l’ai demandé dans mon courriel à Voir, encourager quelqu’un à nous fournir à tous quelques mots d’explications sur le pourquoi il n’y aurait plus de possibilité de commenter sur la section «Chronique», si tel s’avérait dorénavant le cas.
Merci.
Merci de l’info. Tenez moi au courant, svp.
Émanciper? Voilà déjà une contrariété. Émanciper les autres serait une contradiction dans les termes, le cœur de l’émancipation étant de poser l’égalité des intelligences et non le racisme de l’intelligence. Et que dire de la notion de compétence politique. Par analogie à Simone De Beauvoir, on ne naîtrait pas citoyen, on le deviendrait, sous-entendu, chez Mill, on le mériterait. Je suis d’avis qu’il faut célébrer le côté affectif des états mentaux humains, les sentiments dans leur profondeur, seul lieu pour lever les boucliers anti-discussion. Jean-Marc Ferry propose de dépasser les évidences (égalité, justice, etc.) pour se tourner vers la reconstruction éthique; c’est-à-dire voir la démocratie comme une communication manquée et à reformuler inévitablement. C’est dans la mesure que je communique avec tel être que je le reconnais citoyen et non parce qu’il a telle qualité que je communique avec lui. N’y a-t-il pas là un premier geste démocratique?
Bonne idée pour le vote éclairé.
Comment une élite éclairée pourra éclairer le débat si la question était par exemple : pour ou contre l’avortement ? Pour ou contre la peine de mort ? Des routes pour les chars (et des votes) ou du transport en commun (pour faire du cash à l’AMT sur le dos du bétail bien cordé)? Si on répond l’un, l’autre devient possible. Si on répond zone grise ou peut-être, cela devient interprétable. Qui dit interprétation, dit gros bout du bâton. Même si l’empire médiatique était déconstruit, le troupeau continuerait à se manifester et rechercherait un mâle alpha symbolique ou réel.
J’ai tendance à penser que la démocratie est la recherche de la démocratie…une forme d’espoir et de foi comme la vie au Paradis à la fin de vos jours, mais plus intéressante. La raison m’interpèle; c’est la seule différence.
Moi, ça serait des tests pour pouvoir se porter candidats aux élections. Il y a des méchants tata qui ne savent même pas ce qui s’y passe et qui sont assis sur les banquettes des assemblées législatives payés à gros salaires.