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Lisa Leblanc: une étrange, mais rassurante familiarité

[Mon collègue Christian Rioux a exprimé un point de vue très critique sur les chansons de Lisa Leblanc. Moi, j’ai bien aimé son premier album. Voici donc un autre point de vue sur l’oeuvre de la jeune femme,. C’est une simple opinion d’amateur, au sens premier du terme: qui aime. J’espère que mes collègues du disque ne m’en voudront pas de cette modeste incursion sur leurs terres.]

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Si vous avez vécu au Québec au cours des derniers mois, il vous aura été à peu près impossible de ne pas entendre les chansons de la jeune auteure-compositeure et interprète acadienne Lisa Leblanc. Ses chansons ont en effet, durant tout ce temps, été massivement présentes à la radio, à la télévision, dans les familles, sur scène et en un mot partout où on entend des chansons.

À la fin juin, son album homonyme, le premier qu’elle publie et qui était sorti au tout début du printemps, s’était, semble-t-il, écoulé déjà à plus de 30 000 exemplaires : et cela constitue un remarquable accomplissement, plus encore dans le contexte actuel, qu’on sait être peu favorable aux ventes de disques et aux artistes d’ici. Les spectacles qu’elle donne sont eux aussi très courus et se déroulent typiquement devant des salles bondées.

Qu’est-ce qui explique pareil engouement pour cette œuvre? La question m’intéresse d’autant que j’ai moi-même, je l’avoue, succombé aux envoutements de la talentueuse jeune femme. J’ai donc voulu me risquer à tenter d’y répondre, à tout le moins pour moi-même et sans présumer, même si je le souhaite, que ce que j’avance vaudra pour d’autres amateurs de l’univers de Lisa Leblanc.

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 Je commencerai par une remarque générale sur la chanson elle-même, destinée à situer mon propos.

N’en déplaise aux esprits chagrins, je tiens la chanson pour un genre qui a ses lettres de noblesse et qui a produit d’indéniables chef-d’oeuvres, dans la musique classique, certes, mais aussi dans la grande tradition de la culture populaire et jusque dans la culture contemporaine et commerciale.

Mais je pense aussi qu’il est difficile de ne pas deviner aujourd’hui, dans la musique populaire, une forme d’épuisement du genre.

Cet épuisement est, au moins en partie, attribuable à ce que l’emprise de l’hypercommercialisation sur cette forme d’art (art mineur sans doute, comme insistait pour le dire Jacques Brel, mais art tout de même, comme il le rappelait aussi) est désormais si grand que son renouvellement, de ce point de vue conceptuel cher à Hegel, a cessé de jouer un rôle prépondérant dans son développement. D’autre part, et pour parler cette fois encore en termes hégéliens,  il est vraisemblable que ce développement a déjà été porté, avec des œuvres comme celles de Brel, justement, ou encore de Ferré, de Brassens et de quelques autres, à une sorte de degré de perfection propre au genre qu’il est devenu difficile d’atteindre, et encore plus de dépasser.

Or l’œuvre de Leblanc tire justement en partie son charme de ce qu’elle apporte un peu de nouveauté dans un univers où celle-ci se fait rare.

On a parfois voulu situer cette nouveauté dans la forte personnalité et la forte présence de la chanteuse : ces qualités sont réelles et indéniables et je conviens qu’elles jouent leur rôle dans la magie qui opère dans ces chansons; mais ces explications me semblent bien courtes et insuffisantes.

Je proposerais pour ma part la thèse suivante: tout ce qu’il entre de naïve et inavouable sentimentalité dans ces œuvres que les esthéticiens qualifient de kitsch, tout cela en raison de quoi on se refuse, par gêne et pudeur conjuguées, à céder à l’émotion qu’elle nous convient à ressentir, tout cela est ici comme neutralisé par divers procédés par quoi cette émotion, transformée et métamorphosée, devient désormais légitime pour qui la ressent.

La grande force et l’originalité de Leblanc est donc, selon moi, de parvenir aussi spontanément et aisément à créer cette neutralisation par mise à distance.

On rapporte que Leblanc  a professé la plus grande crainte d’être «quétaine» : j’aime à voir dans cet aveu une certaine perspicacité de la créatrice sur son travail, une reconnaissance de ce qu’il exige, si j’ose dire, d’avoir bon goût pour le mauvais goût. Car le fait est que Leblanc entretient bien un rapport délicat avec ce que je préférerais appeler, plutôt que le «quétaine», le «kitsch», dont elle se nourrit et se rapproche, mais, paradoxalement et très habilement, en l’éloignant et en le tenant à distance. Et c’est dans cette distance que l’auditeur se situe lui aussi à l’audition de ses chansons, en ce lieu où il perd certains de ses repères, tout en se trouvant encore en terrain connu.

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 Je n’ai pas les qualifications permettant de parler du point de vue que je défends de la musique de Leblanc. Mais je soupçonne que ce «country trash», par quoi les personnes compétentes la décrivent, ce «country trash» aux syncopations accompagnant des scandements de vers souvent irréguliers et servis notamment par un instrument (le banjo) rarement à ce point entendu au premier plan dans la chanson francophone et aux arrangements souvent minimalistes, que cette musique, donc, entrerait assez harmonieusement dans le cadre explicatif que je propose. Elle reste en effet à la fois assez familière pour que l’auditeur s’y retrouve et assez étrangère pour qu’il s’y perde quelque peu, satisfaisant cette «tendance centrifuge de l’esprit» (Hegel) que toute aventure intellectuelle doit satisfaire.

Mais c’est sur les textes de Leblanc que je voudrais surtout attirer l’attention.

L’effet de dépaysement/reconnaissance est en effet produit par de nombreux moyens langagiers, littéraires et rhétoriques tous au service d’un art inscrit dans l’oralité et le registre populaire.

En ce sens, cet effet est d’abord bien entendu produit par l’accent (acadien) de Leblanc. Des mots aussi courants que : moi, toi, plus, par exemple, deviennent mystérieusement chargés d’une qualité poétique du seul fait d’être dits comme ils le sont. De même des  phrases comme; «M’a aller voir le docteur» ou : «attention à c’que tu me dis».

L’effet de dépaysement/reconnaissance est encore produit par ces nombreux anglicismes (voire, mots anglais) et particularismes qu’on retrouve dans la langue de la chanteuse. Ceux-ci abondent dans l’écriture de Leblanc et contribuent massivement à créer cet effet d’étrange familiarité qui caractérise son univers où le «ceiling leak»; où un «shower head hang»; où on conclut une argumentaire par : «so câlisse-moi là»; où on peut avoir «du global warming dans la brain»; où on peut se demander «comment longtemps que ça fait»; où on cherche «pour une toune»; où «mon lit simple fait sûr de me rappeler».

Mais il l’est aussi, plus généralement, et il faut le souligner, par ce qu’Aragon appelait  des «divorces de mot » et des «contractions du langage» dont résultent de ces «beautés apollinariennes qui résident dans l’incorrection même[1]». Dans l’univers de Leblanc on rencontre ainsi des cheveux qui sont «déteindus»; des «yeux collés comme du crazy glue»; on attend le jour où on aura «d’autres fils avec la réalité/que les grandes lignes d’hydro».

Il l’est encore par l’humour et l’autodérision qui caractérisent cet univers, dans lequel on reconnaît candidement, par exemple, aimer prétendre être un cowboy, tout en sachant fort bien ne pas en être une et porter pour cela «un beau coat de cuir»/ «avec des franges sur les manches pour que ce soit crédible»; où on avoue : «J’t’écris une chanson d’amour/ Parce que je suis conne». Ou encore où, (mais : «Faudrait pas dire ça à personne») on aimerait écrire à la personne aimée des poèmes «avec des beaux mots qu’on comprend pas/ Ni l’un ni l’autre». On avoue aussi avoir écrit « des chansons poches».

L’album de Leblanc s’ouvre d’ailleurs sur un modèle d’autodérision en chanson : Cerveau ramolli, et il se ferme de même, par une chanson qui porte le genre au niveau d’une sorte d’hymne cathartique : Aujourd’hui ma vie, c’est d’la marde. Quiconque a écouté l’album de Leblanc multipliera sans mal les exemples. Cette dimension cathartique, qui fait que cette chanson a été reçue comme une manière de thérapie collective, m’amène à un autre aspect de la séduction qu’exercent les chansons de Leblanc.

Par Unheimliche, on le sait, Freud entendait une forme d’étrangeté singulière parce qu’inquiétante. Je soumets que le sentiment de familière étrangeté que procurent les chansons de Leblanc est, elle, au contraire, rassurante. En ce sens, elle participe bien à l’esprit du temps et produit un effet cathartique particulièrement bienvenu au moment où ses chansons connaissaient le succès que l’on sait.

Breton a suggéré que ce qu’il a appelé l’humour noir est une stratégie de l’esprit destiné à réaffirmer sa supériorité devant un réel absurde et intolérable. Cette étrange mais rassurante familiarité que donne à appréhender l’univers de Leblanc pourrait bien en ce sens être une stratégie consolatrice et de résistance, — ou, pourquoi pas, un provisoire refuge — devant une part ce que le monde peut porter de violence ou d’absurdité. Chez Lisa Leblanc,  cette mise à distance dont j’ai rappelé certains des procédés et l’effet qu’elle procure permet un regard tendre et rassurant sur une quotidienneté qui n’est ni absurde, ni menaçante : «On mangera du Kraft Dinner/ c’est tout c’qu’on a besoin», assure-t-elle.

Pour rester «crédible» après avoir ouvert une porte qui débouche sur tout cela, la jeune femme mérite bien tout le succès qu’elle a connu.


[1] ARAGON, Louis, Le Fou d’Elsa, Gallimard, Paris, page 12.