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Quelques observations sur les médias et les mouvements citoyens

[Texte rédigé à sa demande pour le Centre de formation communautaire de la Mauricie. Paru dans Par la bande, no4, 2012]

Quel rôle jouent les médias dans la perception des mouvements citoyens (par exemple communautaires, étudiants, de défense de droits des minorités, des personnes bénéficiaires de l’aide sociale, de groupes de femmes, de défense des personnes pauvres, etc.) et des revendications qu’ils défendent? C’est la question qu’on m’a demandé de traiter ici. Je le fais d’autant plus volontiers que je suis persuadé que c’est une question d’une grande importance.

Je suggère que pour y répondre nous partions de la réponse qui sera probablement acceptée par presque tout le monde à la question préalable que voici : quel devrait être le rôle des médias dans la perception des mouvements citoyens et des revendications qu’ils défendent?

Un idéal de conversation démocratique

À cette question, et je pense que cela ne peut être vraiment controversé, on devrait répondre que les médias, étant un instrument majeur de la conversation démocratique sur des enjeux collectivement jugés importants et qui concernent le bien commun , devraient présenter de la manière la plus objective possible la ou les voix que présente(nt) ces mouvements et permettre de débattre des idées, préoccupations, revendications qu’ils font entendre.

Notez bien que répondre ainsi, ce n’est pas dire que la tâche à accomplir est facile, loin de là. Il y a par exemple un grand nombre de voix à faire entendre dans la conversation démocratique, elles-mêmes regroupées en associations de toutes sortes afin de leur donner plus de portée : comment pondérer la place et l’importance de chacune est un vrai problème. De plus, comme on sait, les personnes qui ont pour métier de faire entendre toutes ces voix et d’expliquer et de tenter d’apprécier ce qu’elles disent ont elles-mêmes des préférences et doivent s’efforcer que celles-ci ne teintent pas leur propos : cela non plus n’est pas un mince problème.

Mais par-delà ces difficultés, réelles, répondre comme je le propose à la question posée, c’est bien indiquer le sens du travail que devraient accomplir les médias dans nos sociétés, l’idéal qu’ils doivent viser : enrichir et alimenter la conversation démocratique dans le respect des participantes et participants, c’est-à-dire, en droit, tout le monde. Les médias devraient donc, au fond, être des outils de démocratie délibérative à l’usage des citoyens, des outils par lesquels on s’informe et on débat sur le bien commun. C’est la raison même de leur existence, c’est pour cela qu’ils ont été conçus et créés il y a longtemps déjà au sein des démocraties et que leur liberté, la liberté de la presse et la liberté d’expression dont elle est proche parent, sont si précieuses et importantes.

Revenons à notre question initiale. Rapporté à cet idéal, que penser du rôle que jouent, dans les faits, ici et maintenant, les médias dans la perception des mouvements citoyens et des revendications qu’ils défendent?

Le rôle propagandiste des médias

 Selon moi, la réponse à cette question est que, pour l’essentiel et en apportant ensuite de nombreuses nuances et exceptions qui s’imposent, les grands médias de masse où la majorité d’entre nous puisons nos informations et nous outillons pour participer à la conversation démocratique font un travail qui est à ce point biaisé en faveur  d’une partie des citoyens qu’il n’est pas injuste de le qualifier de propagandiste.

Il n’est pas difficile non plus de dire qui est cette partie des citoyens en faveur de laquelle les grands médias de masse sont biaisés : c’est celles des possédants. Et cela n’est pas trop difficile à comprendre non plus : car ce sont justement eux qui possèdent ces grands médias.

En bout de piste, qu’il s’agisse de commerce, de libre-échange, d’accords internationaux, de globalisation de l’économie, de la décision d’entrer ou non en guerre, de politique internationale et nationale, de questions relevant du bien commun, de la santé, de l’écologie ou de l’éducation, au fil des ans, avec une constance aussi prévisible que remarquable, les grands médias corporatistes ont, sur chacun de ces sujets et sur mille autres aussi cruciaux, tendu à exposer, à défendre et à propager le point de vue des élites qui possèdent ces mêmes médias et des élites politiques qui les servent. Les grands médias, en ce sens, comme l’écrivent Herman et Chomsky, «servent à mobiliser des appuis en faveur des intérêts particuliers qui dominent les activités de l’État et celles du secteur privé; leurs choix, insistances et omissions peuvent être au mieux compris — et parfois même compris de manière exemplaire et avec une clarté saisissante — lorsqu’ils sont analysés en ces termes».

Cela n’est pas étonnant. Mais cela reste dramatique pour la santé de la démocratie et celle de la conversation démocratique. Considérez ces exemples récents.

La  hausse des frais de scolarité a dans les grands médias tendu à être d’emblée et presque sans réserve présentée comme nécessaire et souhaitable, et leurs opposants comme des gens sans véritable argumentaire, égoïstes, voire dangereux. Le langage utilisé pour décrire la lutte étudiante a été notable. C’est ainsi qu’on a soudainement, contre l’expérience des cinq dernières décennies, argué qu’il ne pouvait s’agir d’une grève étudiante, mais simplement d’un boycott de cours de la part des étudiantes et étudiants. Le mot a fait fureur et a été partout repris. Pour les partisans de la hausse — le Gouvernement, les recteurs, une certaine élite intellectuelle et médiatique, etc. — cela revenait à parler des événements en cours en des termes individualistes et économiques, qui sont ceux d’une relation marchande : les étudiants boycottent leurs cours, refusent de s’acquitter de leurs droits de scolarité et de payer leur juste part; pour les adversaires de la hausse, il s’agissait plutôt d’une grève, menée au nom du bien commun et par laquelle on refuse de payer des frais de scolarité en exigeant leur gel, voire la gratuité scolaire.

Ou considérez en ce moment le débat sur la hausse minime annoncée des impôts des personnes les plus fortunées. Là encore, il y a eu dans les grands médias une véritable levée de boucliers pour s’y opposer — souvent de la part  des mêmes personnes qui approuvaient la hausse dramatiquement élevée, elle, des frais de scolarité. Et là encore, les omissions, présentations partielles et biaisées ont été remarquables. Par exemple, on ne propose pas comme on le dit trop souvent de hausser les impôts des gens qui ont un revenu de plus de 130 000$, mais bien ceux des gens qui ont un revenu imposable de plus de 130 000 $, ce qui est fort différent.

Ou encore considérez ce rapport tout chaud de l’Union of Concerned Scientists, aux États-Unis, sur la manière dont Fox, une chaîne de télévision très populaire et The Wall Street Journal présentent le réchauffement climatique, dont la prise en compte dans l’économie serait dommageable aux entreprises. En gros, les données rapportées dans ces deux médias sont très massivement fausses et donnent à entendre que le réchauffement climatique, un des grands drames contemporains qui pourrait bien faire des dizaines de millions de morts très bientôt, est un canular inventé par des scientifiques en mal de financement.

De ce point de vue, il me semble que poser la question du rôle que jouent les médias dans la perception des mouvements citoyens et des revendications qu’ils défendent c’est y répondre. Ces mouvements, encore une fois typiquement et sauf exception, sont ou absents, ou sous-représentés dans les grands médias et leurs voix sont aussi peu audibles que leurs revendications sont (honnêtement ou équitablement) présentées.

Cet état de fait est plus que triste : il est dramatique pour la conversation démocratique. Et cela nous renvoie à deux autres questions, l’une plus théorique : pourquoi en est-il ainsi?; la deuxième, pratique et urgente : que faire?

Je pense avoir une assez bonne idée de la réponse à la première question. La deuxième est plus délicate, mais je vous dirai ce que je pense, ne serait-ce que pour lancer la discussion — et convaincu que vous pourrez améliorer ma réponse.

Pourquoi il en est ainsi

Je rappellerai deux raisons qui l’expliquent en grande partie.

La première est le très fort substrat propagandiste qui caractérise nos sociétés et qui amène une certaine élite à penser que les enjeux sont trop complexes pour être compris par la foule des gens, qui ne pourrait, dit-on accéder à l’indispensable expertise que cela demande. Ce substrat propagandiste nourrit aujourd’hui toute une industrie multimilliardaire et par laquelle ceux et celles qui se décrivent comme la «minorité intelligente» offrent à la populace ces «illusions nécessaires» au bon fonctionnement de nos sociétés. Il alimente aussi les empires médiatiques qui sont, littéralement, mais j’y reviendrai,  un peu partout dans le monde, la propriété quasi-exclusive de ces institutions dominantes que sont les entreprises. J’aime à rappeler à ce sujet que l’aujourd’hui gigantesque industrie des relations publiques est largement issue de la Commission Creel, mise sur pied aux Etats-Unis pour amener une population largement pacifiste à accepter d’entrer en guerre : là sont pour l’essentiel nés et le projet politique de la propagande de masse dans son incarnation moderne, et nombre de ses techniques. Or Creel était un journaliste et donc un intellectuel et bon nombre d’autres intellectuels, de journalistes, d’universitaires et de chercheurs, prirent une grande part à l’entreprise.

Une part de notre production médiatique relève assez directement de la conception de la conversation démocratique à la base de cet idéal propagandiste,  dans lequel les gens sont invités à s’occuper d’autre chose pendant que la «minorité intelligente» résout les problèmes réels et importants. Dans 1984, G. Orwell parle, et on croirait qu’il décrit une part de  notre univers médiatique actuel que vous n’aurez aucun mal à identifier, de ces «journaux stupides qui ne traitaient presque entièrement que de sport, de crime et d’astrologie, de petits romans à cinq francs, des films juteux de sexualité, des chansons sentimentales composées par des moyens entièrement mécaniques sur un genre de kaléidoscope spécial appelé versificateur».

La deuxième raison a été mise en évidence par ce qu’on appelé «le modèle propagandiste des médias», développé par Ed Herman et Noam Chomsky. En gros, les auteurs montrent que la représentation partielle et intéressée du monde que produisent les grands médias de masse est exactement celle qu’on peut attendre de ce qu’ils sont : des entreprises, vouées à faire des profits, en vendant des lecteurs, des spectateurs ou des auditeurs à des annonceurs, ayant une relation de connivence idéologique avec des gens qui partagent leur vision du monde et une aversion envers ceux et celles qui ne la partagent pas.

Ces deux réponses, conjointement, aident beaucoup à comprendre pourquoi nos grands médias «servent à mobiliser des appuis en faveur des intérêts particuliers qui dominent les activités de l’État et celles du secteur privé et pourquoi « leurs choix, insistances et omissions peuvent être au mieux compris — et parfois même compris de manière exemplaire et avec une clarté saisissante — lorsqu’ils sont analysés en ces termes.»

Que peut-on faire devant cela ? Je terminerai en donnant quelques éléments de réponse, lancés en vrac.

Que peut-on faire?

 

  • En un sens, pour commencer, continuer à faire ce que nous faisons déjà et qui fonctionne, parfois, en nous  efforçant de le faire de mieux en mieux: militer, informer, mobiliser.
  • Dans notre rapport aux médias, apprendre à les lire de manière critique, en apprenant qui ils sont, d’où ils parlent, en étant alerte aux mots, aux chiffres, aux arguments qu’ils avancent. C’est avec l’ambition de  contribuer à cette tâche que j’ai prôné et encouragé l’exercice de l’autodéfense intellectuelle
  • Se renseigner à d’autres sources que les grands médias. Il y en a en effet moins connus, plus difficiles à trouver, des médias alternatifs, des médias indépendants, des médias ayant d’autres perspectives sur le monde, d’autres modalités d’existence que l’entreprise ou de finalité que le profit.
  • À ce propos, se rappeler que Le Devoir et Radio-Canada offrent, parmi les grands médias, des sons de cloche différents, à entendre même si c’est pour les critiquer.
  • Participer à des groupes de réflexion ou d’action, où cette entreprise de penser de manière critique qui ne peut s’exercer pleinement si on reste seul a des chances de donner des résultats importants.
  • Créer ses propres médias : alternatifs, communautaires, étudiants où faire entendre d’autres voix.
  • Finalement, Internet, Facebook et diverses autres possibilités ouvertes par les médias électroniques sont des outils de changement qu’il est important de considérer, d’autant qu’ils transforment la dynamique entre la population (particulièrement la portion moins médiatisée de la population) et les médias. Ils sont des lieux de partage de réflexion, d’examen critique de la production des grands médias, de diffusion d’informations alternatives et de points de vue différents qui, en certains cas au moins, forcent les médias traditionnels à se transformer quelque peu.

Quoiqu’il en soit, les combats à mener pour faire en sorte que les mouvements sociaux et leurs revendications soient entendus ne sont ni faciles ni gagnés d’avance, plus encore si ces mouvements sont marginaux ou expriment des revendications de gens sociologiquement, économiquement ou politiquement faibles et peu ou mal organisés.

Mais vous le savez aussi : nous n’avons guère  de choix que de le poursuivre avec lucidité et détermination et en nous rappelant que nous avons fait depuis des années de réelles et importantes percées.

 

Normand Baillargeon

UQAM