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Hans-le-malin, le cheval de Pfungst

[Cet extrait de: L’arche de Socrate, paraît de mois-ci dans l’excellente revue Québec Sceptique avec des tas d’articles plus chouettes les uns que les autres. On peut s’abonner ici.

En moto j’arrive à Sabi en Paro
Excusez moi je parle cheval
Un matin j’arrive à Paris en sabots

Jacques Prévert

***

Juillet 1893. Quelque part en Autriche, sur un marché de village.
Ce jour-là, comme toujours et comme partout, la scène faisait accourir une foule enthousiaste de gens venus constater par eux-mêmes les incroyables talents du non moins incroyable animal que, depuis sa retraite de l’enseignement, Wilhelm von Osten exhibait de village en ville et de foire en marché.
Mais s’agissait-il encore bien d’un animal, tant Hans-le Malin — Kluge Hans, en allemand : c’était le nom sous lequel était connu ce trotteur Orlov — forçait à repenser, au point de peut-être les devoir dramatiquement retracer, les frontières entre l’animal et l’humain?
M. Wilhelm von Osten commença par démontrer les capacités de Hans en mathématiques.
Combien font 3 plus 2, demanda-t-il. Et le cheval répondit aussitôt en tapant du sabot cinq fois! Après quelques exploits de ce genre, le cheval s’attaqua à des problèmes de calendrier. La foule s’extasiait. von Osten écrivit ensuite une question d’arithmétique : Hans la lut et répondit, correctement encore une fois, en tapant du sabot. Mais ce n’était pas fini et la séance reprit son cours, faisant découvrir aux spectateurs ébahis quantité de nouveaux prodiges.

 

***

Cette histoire est authentique et ce cheval a bien existé. Bientôt toute l’Europe et même l’Amérique se passionna pour lui. Ce que Hans accomplissait était véritablement extraordinaire. Il répondait correctement à des questions qui lui étaient posées oralement ou par écrit, savait retrouver une date (par exemple : «si mardi est le 7, quelle date serons-nous dimanche?»), pouvait même épeler des mots en réponse à une question posée en associant un nombre des coups de sabot à celui de l’ordre dans l’alphabet de la lettre à épeler; et quantité d’autres spectaculaires exploits.
Son propriétaire et professeur avait été enseignant de mathématiques au secondaire (dans le gymnasium allemand) qui voulait démontrer que l’intelligence animale était bien plus grande qu’on l’imaginait habituellement. Des photographies les montrent, lui et son cheval en «salle de classe», lui baguette à la main devant un tableau noir, Hans le regard fixé sur lui.
L’émoi causé par Hans fut bientôt si grand qu’on forma en 1904 une commission scientifique chargée d’examiner le prodige afin de déterminer si, comme d’aucuns le soupçonnaient, on ne se trouvait pas devant un cas de fraude ou de tricherie.
La commission, dirigée par le philosophe et psychologue Carl Stumpf (1848-1936), était composée de personnes compétentes pour se prononcer sur la question — elle comprenait notamment un vétérinaire, un officier de l’armée, un psychologue, des enseignants, un propriétaire de cirque.
von Osten accepta de bonne grâce de collaborer avec eux. C’est qu’il savait parfaitement qu’on ne trouverait aucune fraude dans les exploits de Hans puisqu’il n’y avait en effet aucune fraude : et la commission parvint d’ailleurs à cette renversante conclusion.
Ayant établi qu’il n’y avait pas de fraude, la commission chargea un de ses membres, Oskar Pfungst (1874-1933, est un biologiste et psychologue allemand; il a très peu publié et il doit sa renommé à sa découverte de l’effet Hans), de poursuivre la recherche sur les accomplissements de Hans afin de comprendre ce qui se passait. Ce qu’il allait découvrir est tout à fait étonnant et lourd d’implications méthodologiques, scientifiques et philosophiques.

Pfungst se montra particulièrement ingénieux dans ses travaux — et aussi, il faut le dire, bien courageux : c’est que Hans (comme son maître, d’ailleurs) détestait donner une mauvaise réponse et se fâchait quand cela lui arrivait : Pfungst fut ainsi mordu à de nombreuses reprises pour la gloire de la science!

Il se demanda d’abord si des spectateurs ne pouvaient pas souffler ou du moins signaler de quelque manière la réponse à Hans : en les retirant du tableau, il sut que ce n’était pas le cas puisque Hans, dans ces nouvelles conditions, continuait, questionné par son maître, à donner des bonnes réponses. En prime, en ce cas : pas de morsure!
Il se demanda aussi si le cheval pouvait ou non donner de bonnes réponses quand il était questionné par une autre personne que son maître. De nombreux essais furent faits et ils montrèrent hors de tout doute possible que Hans le pouvait. Cela permettait d’exclure définitivement l’idée de fraude. En prime, cette fois encore, pas de morsure!
Mais que se passait-il quand le questionneur, fut-ce son maître, était progressivement mis hors de la vue de Hans, qui porterait alors des visières? Hans, cette fois, mordait, et de plus en plus à mesure que le questionneur lui était invisible : c’est qu’il cessait en ces cas de bien performer, comme si la présence d’un questionneur bien en vue était une condition de ses succès.
Il semblait donc qu’un certain mécanisme de signalisation était en jeu qui permettait à Hans de détecter et de donner la bonne réponse. Laissons de côté pour le moment la nature de ce mystérieux, mais semble-t-il très efficace, mécanisme — mystérieux notamment parce que l’hypothèse d’une fraude étant exclue, le signaleur lui-même ne le connaît pas! On pourra s’assurer qu’il est bien réel si on constatait que le cheval est incapable de donner la bonne réponse quand le questionneur est hors de vue, mais aussi quand il ignore lui-même la réponse à la question qu’il pose! Or c’est ce qui se produisit quand Pfungst fit jouer ces variables — au prix de très nombreuses morsures, cette fois.

 


Restait cependant de difficiles questions: comment les bonnes réponses étaient-elles inconsciemment signalées à Hans et comment le cheval les percevait-il? Pfungst constata que le questionneur émettait sans le vouloir divers signes, des micro-mouvements du visage, une tension musculaire, une posture, autant d’indices que le cheval percevait et qui lui indiquaient quand, par exemple, cesser de taper du sabot : ce signes reflétaient la tension du questionneur, puis son relâchement quand Hans arrivait à la bonne réponse. C’est ce qui expliquait et ses bonnes et ses mauvaises réponses, ces dernières étant données quand il ne pouvait plus percevoir ces signaux, soit parce que le questionneur était mal ou pas du tout visible, soit parce qu’il ignorait la réponse. Pfungst apprit à produire volontairement ces signaux et put ainsi, sans même lui poser de questions, déclencher des réponses de Hans!
En bout de piste, si Hans était un animal vraiment remarquable, c’était par sa capacité à percevoir tout cela qui lui permettait d’avoir l’air de savoir compter, lire, etc. Et le fait est que nous sommes nous aussi habiles à percevoir de tels signes, comme des études de psychologie sociale l’ont abondamment démontré.
La leçon est précieuse, non seulement pour les études sur la cognition animale, mais aussi sur un plan méthodologique. Cet effet doit en effet être pris en compte et neutralisé là où il est souhaitable qu’il le soit.
La technique pour y parvenir s’appelle le double aveugle : le sujet et l’expérimentateur sont tous les deux maintenus dans l’ignorance de quelque chose, de manière à ce que l’un ne puisse involontairement transmettre des signaux à l’autre. C’est ainsi que dans un protocole expérimental en double aveugle, le médecin qui donne le traitement au malade ignore lui-même si ce qu’il lui donne est un placebo ou un traitement; et c’est encore ainsi que le dompteur qui forme un chien renifleur ignore lui aussi, autant que son animal, dans quelle valise, parmi les 50 dans lesquelles le chien va chercher, a été dissimulée de la drogue.
Hans n’était ni le premier ni le dernier animal à faire montre de «talents» extraordinaires — des cochons, des oiseaux, des chiens et bien d’autres animaux ont accompli ou accomplissent aujourd’hui encore ce qui ressemble à des exploits supposés démontrer la possession de véritables facultés cognitives supérieures. Mais grâce à Hans, on comprend à présent ce qui se passe dans ces cas.
Vous aurez compris que l’effet Hans est susceptible d’être l’explication de bien des phénomènes autrement aisément attribuables au surnaturel ou au paranormal. Vous pouvez même parier vos propres sous là-dessus : c’est d’ailleurs ce qui est exactement ce que faisait le magicien Hongrois Franz Polgar (1900-1979) .
Quand il arrivait dans la ville où il allait donner son spectacle, Polgar demandait à ce que deux personnalités en vue et respectées de la communauté aillent en secret dissimuler son cachet dans la salle où il allait se produire. Le dernier numéro du spectacle était le plus étonnant : presqu’immanquablement, Polgar trouvait son cachet, où qu’il se trouvât dans la salle. Rien de surnaturel ou de paranormal là-dedans cependant et vous avez deviné qu’il utilisait pour ce faire un effet Hans : il tenait dans chacune de ses mains une main d’une des personnalités qui avaient caché son salaire et c’est elles qui le conduisaient vers le lieu où il se trouvait, involontairement, certes, mais sûrement, du moins pour le magicien capable de lire les si peu perceptibles mouvements musculaires qui le guidaient. (Ces techniques de «lecture des muscles» avaient été auparavant portées à un tel point de perfection par le magicien suédois Alex Hellström que les magiciens l’appellent le hellströmisme.)

 

 

La version courte

Hans, c’était pas le mauvais cheval : on pouvait toujours compter sur lui pour … compter sur nous.

Dans la même méningerie

Le singe de Terrace et Chomsky

Pour en savoir plus

PFUNGST, Oskar, Clever Hans: The Horse of Mr Von Osten. A Contribution to Experimental and animal Psychology, réédition : Thoemmes Press, 2000.

SEBEOKE, Thomas A. et ROSENTAHL, Robert (Éds.), Clever Hans Phenomenon: Communication With Horses, Whales, and People, New York Academy of Sciences, New York, 1970.