Ludwig Wittgenstein (1889-1951) était né le 26 avril et il est des éminents philosophes du dernier siècle. Pour le saluer en ce jour, voici un texte tiré d’un article paru dans La vraie dureté du mental. J’y présente brièvement le philosophe au parcours étonnant et rapelle ce concept d’air de famille que j’utilisas alors pour parler d’art — mon texte portait en effet sur l’esthétique du Hockey.
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Ludwig Wittgenstein (1889-1951) est considéré par beaucoup de gens comme le plus grand philosophe du XXe siècle. Ceux qui ne partagent pas ce jugement conviennent tout de même qu’il appartient, indéniablement, à ce cercle très étroit des plus importants et influents penseurs du dernier siècle.
Wittgenstein était un personnage extrêmement singulier, à la très forte et très riche personnalité: tour à tour étudiant en ingénierie dessinant des plans de moteur d’avion, étudiant en philosophie, logicien, héros de guerre, jardinier dans un monastère, enseignant au primaire, architecte, il était né dans une famille autrichienne immensément riche. Il renoncera à la plus grande part de son héritage et donna le reste, jugeant que la possession d’argent était incompatible avec une vie consacrée à la philosophie.
Une autre chose qui est absolument remarquable chez lui est le fait qu’il est, ce qui est rarissime, l’auteur de deux œuvres, je veux dire de deux systèmes philosophiques radicalement différents et tout aussi imposants et influents l’un que l’autre.
C’est ainsi que, tout jeune homme encore, il développe les idées contenues dans le Tractatus Logico Philosophicus, puis … cesse de faire de la philosophie, jugeant qu’il a résolu les problèmes qu’il voulait résoudre — c’est essentiellement durant ces années qu’il fait les différents métiers énumérés plus haut.
Puis, longtemps après, Wittgenstein remet en question les idées contenues dans son livre et il revient donc à l’université pour y faire, de nouveau, de la philosophie. Les influentes idées qu’il développe alors sont exposées dans Les Investigations Philosophiques, qui paraissent après sa mort.
L’une de ces idées pourrait bien être la clé permettant de résoudre l’énigme du difficile problème de la définition de l’art en suggérant que c’est la recherche même d’un «essence» de l’art qui est erronée et vouée à l’échec. Pour faire comprendre ce point de vue, considérons avec Wittgenstein l’exemple d’un concept très proche de celui de sport, justement : le concept de jeu.
Nous utilisons couramment et avec succès le mot jeu. On pourrait penser que c’est parce que tous les jeux ont quelque chose en commun, leur essence — et la philosophie classique nous inviterait à la chercher. Au lieu de cela, Wittgenstein nous invite à regarder comment on utilise ce mot, pour désigner quoi et dans quels contextes. Et il suggère qu’on verra alors que le mot prend ses sens dans ces diverses situations et qu’il ne désigne aucune caractéristique qu’auraient en commun tous les jeux. Certains jeux sont compétitifs, d’autres non; certains jeux se jouent seuls, d’autres à deux, d’autres en équipes; certains jeux ont un ou des gagnants, d’autres non; et ainsi de suite. Prenez le temps de regarder comment nous utilisons le mot, dit Wittgenstein — et je vous invite à le faire sérieusement.
Vous arriverez alors peut-être à la même conclusion que lui : il n’y a pas de critère unique qui caractérise tous les jeux. On trouve plutôt un complexe réseau de similarités qui s’entrecroisent en une irréductible variété de similitudes et de différences et l’ensemble des éléments désignés par ce même mot, jeu, ont simplement entre eux un «air de famille» et composent en ce sens une «famille».
On l’aura compris : le concept d’œuvre d’art serait un tel concept et il n’y a pas d’essence de l’œuvre d’art.
À cette lumière, il est intéressant de regarder la définition de la musique tel que proposée par David Elliott: pratiques humaine ouvertes ou couvertes construisant des motifs phonétiques-temporels ayant pour but le développement des valeurs primaires de plaisir, croissance personnelle et connaissance de soi. Considérant que le jeu implique ces mêmes valeurs primaires, on retrouve une constance très fascinant…
Ce tweet récent de Massimo Pigliucci
« More controversy about Wittgenstein, one of the most overrated philosophers of the 20th century (though still good). »
http://www.3quarksdaily.com/3quarksdaily/2013/04/horwich-vs-lynch-on-wittgensteins-therapeutic-conception-of-philosophy.html
Jean Émard
« L’une de ces idées pourrait bien être la clé permettant de résoudre l’énigme du difficile problème de la définition de l’art en suggérant que c’est la recherche même d’un «essence» de l’art qui est erronée et vouée à l’échec. »
Ça me fait penser entre autres à Heidegger et Deleuze.
Heidegger disait: « Ce qu’est l’art, il nous faut le saisir à partir de l’œuvre. Ce qu’est l’œuvre, nous ne le recueillerons que par la compréhension de l’essence de l’art. N’est-il pas clair que nous tombons dans un cercle vicieux ? »
« Mais l’oeuvre en elle-même est-elle jamais accessible ? Pour cela, il faudrait retrancher l’oeuvre de tous ses rapports avec ce qui n’est pas elle, pour la laisser, seule à elle-même, reposant en soi. Mais ceci n’est-il pas ce à quoi vise l’artiste ? »
« Mais alors l’œuvre est-elle encore une œuvre si elle est placée en dehors de tout rapport ? N’appartient-il pas précisément à l’œuvre de se situer à l’intérieur de rapports ? L’absence de rapport induit un changement de statut de l’œuvre. Elle n’est plus appréhendée en tant qu’œuvre, mais en tant qu’objet »
Ou autrement dit, une oeuvre sans son « symbolisme » associé, n’est qu’objet, utilitariste ?
C’est ce que la pensée occidentale a développé, un rejet du symbolisme.
« Ce sont des déterminations qui ont fondé l’interprétation occidentale de l’être de l’étant. Elle commence avec la reprise des mots grecs dans la pensée romano-latine. Hupokéiménon devient subjectum ; hupostasis, substantia ; sumbébèkos vire en accidens. Mais il est bien vrai que cette traduction des termes grecs en langue latine n’est nullement ce petit événement inoffensif pour lequel on le prend encore de nos jours. Cette traduction apparemment littérale (et par là apparemment sauvegardante) est un transfert de l’expérience grecque en un autre univers de pensée. La pensée romaine reprend les mots grecs, sans l’expérience originale correspondant à ce qu’ils disent, sans la parole grecque. C’est avec cette traduction que s’ouvre, sous la pensée occidentale, le vide qui la prive désormais de tout fondement. »
Heidegger: « Chemins qui ne mènent nulle part »
http://philosophique.revues.org/112
J’aime bien Wittgenstein et je trouve dommage que, dans l’étude des jeux vidéo où je m’inscris, il ait plutôt mauvaise presse. En général, référer à Wittgenstein pour sa définition du jeu est vu comme un constat d’échec pour la discipline qui cherche souvent malheureusement à circonscrire sans équivoque son objet d’études dans la catégorie « jeu ». J’aime bien l’idée qu’il suggère en général qu’il importe de se questionner davantage sur la manière dont les mots sont effectivement employés (comme ayant une ambiguïté inhérente mais fonctionnelle) plutôt que de chercher à circonscrire aux mots des limites qu’ils n’ont pas.