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Littérature et mathématiques: Moebius 141

[Voici mon introduction au numéro 141 de la revue littéraire Moebius, consacré aux mathématiques et que j’ai eu le plaisir de diriger. Il comprend des textes de: Marie-Christine Arbour, Marc Bédard, Valérie Benghezal, Daniel Birnbaum, France Boisvert, Manon Boner-Gaillard, Marie-Claude Bourjon, Raymond Caron, Jean-François Chassay, Georges Desmeules, Kim Doré, Julie Dugal, Olivier Gamelin, Stéphane Gauthier, Michel Gay, Anne Genest, André Gervais, Louis-Philippe Hébert, Kateri Lemmens, François Lepage, Jean-Jacques Nuel, Olivier Parent et Frédéric Parrot.
http://www.revuemoebius.qc.ca/numero/numero141.html]

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En 1959, C.P. Snow (1905-1980), qui était un chimiste de très bon niveau et un romancier, faisait paraître, tiré d’une conférence qu’il avait prononcée cette année-là, un ouvrage destiné à devenir un classique au sens où Mark Twain l’entendait : un livre dont on fait l’éloge sans l’avoir lu.

C’est peut-être que la thèse qu’il défend a toutes les apparences de l’évidence et peut être résumée en quelques mots. Le monde des idées, suggère Snow, est composé de deux continents, l’un littéraire et humaniste, l’autre scientifique. Mais il n’y a que peu de ponts qui relient ces deux univers, de sorte que les habitants de chaque continent ignorent (presque toujours) tout, ou peu s’en faut, des habitants de l’autre.

Snow écrira : «Bien souvent, je me suis retrouvé en compagnie de personnes qu’on tient, selon les normes habituelles de la culture, pour être très éduquées et qui, en y prenant grand plaisir, m’ont fait part de leur stupéfaction devant l’ignorance de la littérature qu’elles découvraient chez les scientifiques. Provoqué de la sorte, il m’est arrivé à quelques reprises de demander à ces gens qui, parmi eux, serait en mesure d’expliquer la deuxième loi de la thermodynamique. La question était accueillie par un silence glacial et la réponse était que personne ne le pouvait. Et pourtant, ce que je leur demandais était l’équivalent, pour la science, de la question suivante pour la littérature : Avez-vous déjà lu une oeuvre de Shakespeare?»

La situation que Snow décrivait ne semble guère avoir changé et tout donne à penser que ce qu’il déplorait hier perdure, hélas, aujourd’hui encore.

Cela étant, on pourrait être tenté de penser qu’entre toutes les sciences, ce sont les austères mathématiques qui sont les plus éloignées et les plus étrangères aux littéraires. Et à première vue, il semble bien que ce soit le cas : la mathophobie des littéraires est généralement avérée et les mathématiques pourraient bien, comme le faisait remarquer Boris Vian, être une des rares — voire la seule — discipline dont on avoue avec fierté être ignorant : «Moi, les maths, j’y ai jamais rien compris!»

Mais à y regarder de plus près, les choses sont loin d’être aussi tranchées.

Pour commencer, il existe bel et bien, même si ces cas restent rares, des littéraires férus de mathématiques (et inversement), qui sont autant de contre-exemples à la thèse de Snow. Boris Vian, justement, qui était à la fois écrivain et ingénieur, en est un. Paul Valéry également, qui sera évoqué en ces pages. C.P. Snow lui-même. Tout comme Omar Khayyam, dont il sera aussi question plus loin.

Mais surtout, le fait est qu’entre ce sous-continent du continent sciences appelé mathématiques et le continent littéraire, des ponts qui permettent de passer d’un monde à l’autre ont été construits et sont fréquentés. Par commodité, j’en distinguerai ici trois.

Un premier pont est le pont formaliste.

Les mathématiques sont en effet une science très particulière en ceci qu’on y étudie non pas des faits, comme dans toutes les autres sciences qui sont pour cela appelées empiriques, mais ce qu’on appelle justement des formes; de plus, ce qui intéresse le mathématicien, la mathématicienne n’est pas la vérité des propositions qu’il avance, mais leur validité.

Soit : p V ¬ p, (lire : p ou non p), une structure qui peut être réalisée dans une infinité de propositions, par exemple: «Il pleut ou il ne pleut pas». Voilà une proposition (logico) mathématique typique: elle est formelle; elle est valide; et, bien entendu, étant non empirique, elle ne nous dit rien sur le temps qu’il fait. Les mathématiques, disait malicieusement pour ces raisons Bertrand Russell (lui-même mathématicien et philosophe, il est aussi l’auteur d’un roman et de quelques nouvelles), sont une science dans laquelle on ne sait ni ce dont on parle ni si ce qu’on dit est vrai.

Or, un certain formalisme est justement au cœur de l’activité littéraire et est, pour cette raison, abondamment pratiqué, prisé et étudié en littérature. D’aucuns sont même tentés de voir en ces multiples déploiements de jeux formels (la forme du sonnet, la forme du conte russe, la forme de la nouvelle….) et des contraintes qu’ils mettent en place, un élément essentiel de toute littérature. Il s’agirait dès lors d’inventorier ces formes et ces contraintes et aussi, pourquoi pas, d’en imaginer de nouvelles. Le bien connu OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) est sans doute le plus fameux et le meilleur exemple d’un regroupement de gens traversant le pont formaliste — depuis le continent mathématiques pour certains, depuis le continent littérature, pour d’autres.

Le deuxième pont est celui du jeu.

Il pourra sembler incongru, surtout si on est mathophobe, de rapprocher jeu et mathématiques. Et pourtant, c’est une évidence pour quiconque pratique les mathématiques, même en amateur, qu’elles présentent une indéniable dimension ludique.

Comme dans un jeu, certaines choses sont posées (on appelle ces pièces du jeu mathématique des axiomes ou des postulats) et, toujours comme dans un jeu, des règles (en mathématiques, de déduction) sont convenues, auxquelles on doit impérativement souscrire. Partant de là, et avec ces seuls outils, il s’agit de jouer des coups permis — ce qui signifie tirer des propositions appelées théorèmes, qu’on ajoutera à notre coffre à outils.

De plus, comme le fait de jouer, faire des mathématiques est une activité autonome, qui a sa fin en elle-même et dans laquelle on est invité à faire montre d’esprit, voire d’humour — je ne résiste d’ailleurs pas à rappeler qu’une preuve fameuse, en mathématiques, est appelée la preuve par l’absurde!

L’universel attrait des énigmes, des jeux comme le sudoku et des mathématiques ludiques en général donne d’ailleurs à penser que les mathématiques, au fond, sont plus prisées qu’on ne pourrait le croire. Quoiqu’il en soit, ce pont du jeu et de l’humour permet, lui aussi, de relier les deux univers et dans les pages qui suivent nous rencontrerons quelques personnes qui l’ont emprunté.

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Encadré

Vous avez dit Möbius?

Le nom de cette revue la prédestinait à accueillir ce numéro.

Prenez une bande de papier assez longue (disons 50 cm) et pas très large (disons 4 cm). Déposez-la sur la table puis, faites lui faire une demi-rotation et collez les deux extrémités avec du ruban adhésif.

Ce que vous venez de créer s’appelle un Ruban de Möbius, en l’honneur de l’astronome Allemand qui l’a découvert au XIXe siècle.

C’est un ruban très étrange. En fait, vous pouvez sans risque parier tout ce que vous voudrez avec vos amis qu’ils ne pourront pas en colorer une face bleue et l’autre rouge.

Le ruban de Möbius a en effet cette étonnante propriété de n’avoir qu’une seule face!

Des objets singuliers comme celui-là sont étudiés dans cette branche des mathématiques appelée ‘topologie’, qui s’intéresse aux propriétés des objets qui demeurent invariantes quand ils sont déformés par contraction, torsion, étirement et ainsi de suite — tout étant permis à condition de ne jamais briser ce qui est uni ou réunir ce qui est séparé. On dit qu’une topologiste est une personne qui ne fait pas la différence entre une tasse et un beigne, puisque ces deux objets sont pour elle équivalents.

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Un troisième pont est celui du récit, de l’imaginaire qui se nourrit, par exemple, du vocabulaire ou des concepts des mathématiques; des mathématiciens réels ou inventés; des souvenirs, scolaires ou autres, heureux ou malheureux, de l’apprentissage des mathématiques et de bien d’autres nourritures mathématiques encore.

Les auteurs des textes réunis ici vous invitent à franchir avec eux ces ponts — et, pour certains d’entre eux, à en franchir plus d’un à la fois.

Avec Jean-Jacques Nuel vous franchirez le pont ludique, qu’empruntent aussi Louis-Philippe Hébert pour y faire le compte de ce qu’il faut pour faire une vie, (exercice périlleux, comme nous le rappelle Marie Claude Bourjon), Jacques Birnbaum, Marie Christine Arbour ainsi que Georges Desmeules et Kateri Lemmens, à moins qu’ils ne trouvent à ce moment-là sur le pont du récit.

Sur le pont formaliste, vous croiserez André Gervais et Michel Gay.

Sur le pont du récit, vous croiserez des mathématiciens réels ou imaginaires : vous serez amené par Kim Doré dans l’univers mathématico-poétique de Paul Valéry; vous rencontrerez le poète mathématicien Omar Khayam (Manon Boner-Gaillard), ainsi que le mathématicien Nikolaus Enikel, aussi réel que le précédent, mais entièrement imaginé par Stéphane Gauthier, tout comme Bertrand Cadet dont nous parle François Lepage.

Sur ce même pont, vous rencontrerez un vieillard et un comptable (Marc Bédard), un homme qui a froid (Frédéric Parrot), accompagnerez un père dans la naissance de son enfant (Olivier Gamelin), réapprendrez avec Julie Dugal vos tables de multiplication, apprendrez à additionner avec Anne Genest, saurez ce qu’est la bosse des maths (Raymond Caron), vivrez ou revivrez l’angoisse du mathophobe devant le calcul différentiel et intégral (Valerie Benghezal), apprendrez pourquoi on peut regretter d’étudier en lettres (Olivier Parent), apprendrez à compter avec Jean-François Chassay, et surveillerez un examen de mathématiques avec France Boisvert.

Normand Baillargeon

Je tiens à remercier la revue Moebius qui a généreusement accepté de publier un numéro sur ce thème et Lucie Bélanger, qui m’accompagné avec tant de gentillesse et de sagesse durant sa réalisation.