BloguesNormand Baillargeon

Indignation permanente et délit d’opinion : la gauche morale, version française

Jean Bricmont est un physicien et intellectuel Belge bien connu, notamment pour sa défense du rationalisme contre diverses dérives philosophiques postmodernistes (il a signé Impostures intellectuelles avec Alan Sokal) et pour sa proximité intellectuelle avec Noam Chomsky (il a dirigé le Cahier de l’Herne qui lui est consacré).

Il vient de signer un ouvrage remarquable, percutant, mais aussi controversé, sur un sujet extrêmement brûlant en France : la juridiciarisation de l’opinion et les troublantes atteintes à la liberté d’expression qu’elle rend possibles.

Dylan et les autres face à la loi

Donnons un exemple récent.

Bob Dylan vient tout juste (le 15 avril) d’obtenir un non-lieu relativement à une plainte logée en France pour provocation à la haine. C’est que dans le magazine Rolling Stone, Dylan avait, en 2012, tenu des propos jugés insultants par une association croate, qui s’était donc portée partie civile.

Le chanteur s’en tire bien, mais d’autres ont parfois été moins chanceux, comme le rappelle Bricmont qui examine nombre de causes qui défraient la chronique judiciaire française depuis des années, entre autres les affaires Faurisson, Chomsky, Mermet, Gollnisch, Reynouard et, tout récemment, Siné et Dieudonné.

Deux lois rendent possibles ces poursuites : la loi Pleven, de 1972, qui réprime l’incitation à la haine; la loi Gayssot, de 1990, qui fait un délit de la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité, tels que définis dans le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg.

Bricmont montre sans mal que de telles lois conduisent presqu’immanquablement non seulement à des conséquences déplorables, comme celles qui n’ont cessé de se multiplier au fil des ans, mais ont même aussi, parfois, des effets contraires aux intentions des législateurs.

Car comment éviter l’arbitraire quand on doit décider de ce qui constitue de la «haine»? Ou de la «négation»? Comment justifier que l’on poursuive telle personne (un négationniste notoire)  plutôt que telle autre (un chercheur respectable), quand il arrive que celui-ci dise la même chose, ou pire, que le premier? Pourquoi ne pas aussi punir la contestation d’autres faits historiques comme «l’extermination des Amérindiens, la colonisation de l’Afrique [..] et d’innombrables autres» (p. 55) ? Comment encore éviter de faire naître cette suspicion, qui d’ailleurs se répand, que ces interdictions sont l’indice que la personne qu’on fait taire dit quelque chose de vrai et qu’on veut pour cela cacher? Comment empêcher que, disparaissant les conditions d’un indispensable débat sur mille questions, ne se répande un climat de terrorisme intellectuel? Comment ne pas craindre qu’on confie à l’État (et aux organismes qu’il subventionne et qui ont tout intérêt à multiplier les poursuites en justice) le soin de définir la vérité historique?

Et puisque «là où l’arbitraire règne, la justice est absente et là où elle est absente pousse le ressentiment» (p. 50), l’argumentaire de Bricmont, méthodique, minutieux, informé, conduit à une unique conclusion : ces lois devraient être abolies.

Mais comment en est-on arrivé là?

Pour aller vite, disons que Bricmont suggère que la source de cette juridiciarisation de l’opinion se trouve d’une part dans la conception française de la liberté d’expression, d’autre part dans le surgissement d’une étrange et déplorable «gauche morale», qui est la forme que prit en France la réaction de la gauche à la montée de l’ultralibéralisme.

L’exception française

 On dit souvent que c’est à John Stuart Mill que l’on doit la défense canonique de la liberté d’expression (On liberty, 1859), au vu de laquelle ces lois françaises sont des erreurs.

Bricmont cite pour sa part un texte antérieur à celui de Mill, qui  défend la même position. Il est du Français Robespierre et date du 11 mai 1791.

Pourquoi cette idée a-t-elle été oubliée? Comment se fait-il, par exemple, que lors de l’affaire Faurisson (ce professeur condamné pour négationnisme) et de bien d’autres, aucun des grands intellectuels français antitotalitaires et plus ou moins libertaires de l’époque (Foucault, Derrida, Bourdieu, Lefort, Castioradis, Morin, Glucksmann, etc.) ne se soit porté à leur défense?

Bricmont suggère que malgré Robespierre (et quelques autres, sans doute), il n’y a pas eu, en France, de défense de la liberté d’expression par principe : une telle défense est celle qui comprend qu’il la faut défendre pour toutes les idées et tout spécialement pour celles que l’on déteste.

 Quand la gauche ressemble à la droite

Le dernier et lumineux chapitre de ce livre s’interroge sur ce troublant paradoxe par lequel la gauche en est venue à adopter des positions autrefois défendues par la droite.

Bricmont suggère entre autres qu’un «grand renversement» est survenu par lequel, renonçant à son programme politique et économique (changement économique radical, adoption de mesures protectionnistes pour la construction de la social-démocratie nationale, pacifisme etc.), la gauche en est venue à ne plus s’exprimer que sur un plan moral et moralisateur : lutte au fascisme et au racisme, par exemple, en invoquant, comme la droite autrefois, des «valeurs», et ne parlant plus guère  de structures, d’institutions et de luttes de classes.

Cette gauche morale, suggère Bricmont, «est devenue sur certains points essentiels, d’extrême droite : soutien à la destruction de la démocratie à travers la construction européenne, mépris du peuple (irrémédiablement moisi, chauvin, xénophobe, pétainiste) qui s’exprime sous les apparats de l’antiracisme, appel aux tribunaux pour faire taire les adversaires et soutien aux guerres grâce à l’idéologie de l’ingérence humanitaire. » (p. 155).

Le diagnostic est sévère, mais il mérite d’être soigneusement médité, notamment pour ce qui s’ensuit s’il est exact.

 

Jean Bricmont, La République des censeurs, L’Herne, Cave Canen, Paris, 2014.