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Une expérience de pensée (Préface au roman: Contoyen)

[Ce texte est la préface à Contoyen, roman de l’auteur français Philippe Deschemin. Il le présente ici. Je l’ai beaucoup aimé.

Je n’ai pas souvent l’occasion d’écrire des textes qui m’éloignent de mes travaux habituels et en particulier des textes qui m’amènent du côté de la littérature. Comme j’aime beaucoup la littérature (et en  particulier la poésie), c’est une situation que je regrette. C’est pourquoi je tends à répondre positivement quand on me propose quelque chose en ce sens, ce qui me force à m’y mettre. Prochain texte de ce genre: un article sur les Trois mousquetaires et l’amitié pour une revue de théâtre. Ai hâte de m’y mettre!]

Notre espoir est un oiseau.

Gilbert Langevin

Un roman réussi — comme l’est justement celui-ci — présente de remarquables similitudes avec ce que les philosophes appellent des «expériences de pensée».

 Comme elles, en effet, un tel roman est un efficace dispositif permettant de mentalement moduler les paramétrages de diverses variables — appelons-les, si vous voulez, des variables indépendantes — afin de découvrir ce qu’il advient, selon les différents cas de figure imaginés, de certaines autres variables — appelons celle-là dépendantes.

Les variables dépendantes dont vous serez ici conviés à méditer les éventuelles modulations sont la résignation et la révolte, l’une étant l’envers de l’autre. Les variables indépendantes qu’on vous invitera à faire jouer sont, parmi de nombreuses autres, le conformisme, l’indignation, la réflexion, l’isolement, l’engagement, l’imagination, la solidarité et, plus que tout, le changement social.

 

Qu’apprend-t-on grâce à cette expérience de pensée? Il revient à chacun, bien entendu, de répondre pour lui-même à cette vaste question.

Pour ma part, outre la confirmation de certaines convictions de militant qui me sont chères depuis longtemps, j’ai trouvé en ces pages de quoi alimenter ma réflexion sur certaines des questions que notre époque nous pose avec une urgence que les années font de plus en plus pressante.

Permettez-moi de m’en expliquer.

 

***

 

Lorsque l’expérience de pensée débute, la situation est celle du confort et de l’indifférence que nous connaissons bien, mais qui aurait, par abstraction, été en quelque sorte épurée, et réduite par là à ses plus décisives variables.

Le laboratoire mental ainsi créé nous donne à observer des êtres enfermés dans les quatre murs d’un présent infiniment immobile, des gens isolés les uns des autres, sans voix propre, sans individualité, et qui n’ont pour tout horizon et pour tout désir qu’un appétit de consommation savamment entretenu.

Dans ce laboratoire, le passé a soigneusement été effacé, ce qui, en même  temps qu’un formidable outil de propagande et d’endoctrinement, est un des plus sûrs moyens de garantir que nul n’aura envie de penser à l’avenir.

 

Se perpétuent de la sorte à la fois cette abolition du temps, qui nous enchaîne au présent, et cette mutilation de la pensée, qui nous confine au néant. On aura sans doute déjà pressenti le triple mot d’ordre de ce monde: «Consommer, se taire, et mourir» (p. 35).

Pourtant, un nouvel élément, imprévu des laborantins, un élément en apparence anodin, un élément peut-être fortuit, fait son apparition. Il va tout bouleverser.

Il porte des noms divers — on l’appelle tantôt savoir, tantôt conscientisation, ici idée, et là intuition. Peu importe : le changement prend en lui ses racines, puisqu’il est d’abord épistémique.

 

Tout cela advient peu à peu. Puis grandit. Et cet appétit devient bientôt insatiable. Il porte en lui, dans le grand refus qui cherche à se dire à travers une balbutiante indignation, ce qui mettra en marche une formidable dialectique, dont nul ne sait jamais avec certitude ce qu’elle engendrera.

Dès lors, le laboratoire s’anime.

Certaines variables prennent de nouvelles valeurs et celle de la justice surgit. Plus rien, jamais, ne sera pareil.

Quiconque est passé par là connait intimement ce que l’expérience de pensée donne alors à voir et à ressentir: au cœur de toute révolte, dans cette brûlure à nulle autre pareille qu’est l’indignation, on trouvera toujours le feu de la justice. Il faut en effet, jusque dans ce confort conçu pour engendrer l’indifférence, surtout dans ce confort-là, que s’éveille un sens de la justice pour percevoir l’injustice derrière le clinquant où  elle se terre et où on la dissimule,

 

Mais cette revendication de justice, qui est nécessaire, ne suffit pas. Elle suffit d’autant moins qu’il arrive que ce qui est ici appelé l’Ogre, rencontrant la résistance de ses semblables qui n’ont pas entendu l’appel auquel il répond, découvrant leur indifférence, se replie sur lui même, devienne un Ogre abstrait et que l’on pourra dire métaphysique, parce qu’il est si semblable à cette révolte que Camus désignait par ce mot. Le danger qui guette alors est le nihilisme, et il est aussi connu que les antidotes qui permettent de guérir ce terrible mal : la rencontre avec les autres, la solidarité, l’éducation.

«Je me révolte, donc nous sommes», disait Camus. À ce superbe credo, pour faire un syllogisme valide, il manque les deuxième et troisième personnes du singulier, celles par quoi le pluriel advient. Il faudrait, il faudra, il faut pouvoir dire : «Je me révolte. Tu m’écoutes. Tu me parles. Je t’écoute. Il nous rejoint. Nous sommes». Ou plutôt : «Nous commençons par ce mouvement même à être ce que nous sommes».

 

Cette rencontre avec autrui permet, et elle seul permet, à travers les inévitables doutes qui parfois s’emparent de toutes les personnes qui luttent, de faire jouer cette variable cruciale dont on découvre dans ce récit le lourd tribut dont se paiera son absence : l’espérance.

C’est l’espoir, et non le désespoir qui fait le succès des révolutions, assurait Kropotkine. L’expérience de pensée qu’on nous propose ici invite à conclure  que le Prince anarchiste a entièrement raison.

Car ce n’est pas dans la contemplation des ruines de l’ordre établi enfin renversé qu’on trouvera la solution à l’énigme de la naissance et de la perpétuation de la révolte ou qu’on apprendra ce qui lui confère son irremplaçable valeur et qui la rend agissante, mais bien dans les plans modestement esquissés de la reconstruction d’un monde, ni certes parfait et achevé, mais moins imparfait et moins inachevé que celui qu’il remplace.

 

La dialectique de la révolte ne parvient ainsi à son terme désirable que si elle est à la fois négation de ce qu’elle combat et affirmation, même balbutiante et imprécisément formulée, de ce au nom de quoi ce combat est entrepris.

Qu’arrive-t-il si ce n’est pas le cas? Vous le découvrirez tout à l’heure.

En attendant, comme tant d’autres semblables à moi, je refais chaque jour — et plus encore aux heures les plus sombres de chaque jour — ce pari de Pascal qui incite à cette mobilisation sans laquelle tout irait pour le pire et par laquelle je cherche, inlassablement, à rejoindre ceux que le poète Gilbert Langevin appelait «nos frères nues mains».

Et je me répète pour cela ses mots: «Notre espoir est un oiseau».

 

 

Normand Baillargeon

St-Antoine-sur-Richelieu

23 décembre 2013