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Les hussardes (Enseigner au préscolaire)

(Cet article paraît dans le plus récent numéro de la revue québécoise Préscolaire. J’ai été très heureux de répondre à cette commande de texte.)

Depuis un quart de siècle, je travaille à former des enseignantes et des enseignant.e.s au préscolaire, au primaire et au secondaire. Ce que je me suis efforcé de leur transmettre provient de la discipline que je pratique, la philosophie de l’éducation.

C’est une discipline méconnue, mais que je considère très importante puisqu’on y pose des questions incontournables (et passionnantes!) : qu’est-ce au juste que l’éducation, par exemple? Et encore : L’État doit-il, ou non, s’occuper d’éducation? Pourquoi et comment, le cas échéant? Que signifient précisément des concepts comme « intérêt», «expérience», «apprendre», «découverte» et de nombreux autres, qui sont abondamment utilisés, mais trop souvent sans qu’on réfléchisse sérieusement à ce qu’ils désignent.

En 25 ans, on a amplement le temps de tirer des enseignements de sa pratique — d’autant qu’on a bénéficié d’innombrables discussions avec des milliers de personnes. Dans ce texte, sur un ton très personnel que j’espère vous me permettrez d’adopter, je voudrais partager avec vous quelques idées auxquelles je suis très attaché.

Elle portent sur trois choses: la signification de cette tâche — enseigner au préscolaire; les carences de la formation qui prépare à exercer ce métier; et finalement sa revalorisation, que je pense impérative, et les moyens de la réaliser.

Enseigner au préscolaire

 Enseigner, dit-on en philosophie où nous aimons beaucoup définir clairement nos concepts, c’est pratiquer un nombre indéfini d’activités de toutes sortes (parler, démontrer, expliquer, dessiner, chanter et ainsi de suite) qui, toutes, ont trois caractéristiques en commun.

Pour commencer ces activités (c’est le critère d’intentionnalité) sont faites avec l’intention de faire apprendre quelque chose.

Ensuite, (c’est le critère de plausibilité raisonnable), il serait, justement, déraisonnable de penser que les diverses stratégies choisies par la personne qui enseigne ne sont pas susceptibles d’atteindre le but recherché.

Enfin, (c’est le critère de la manière), ces stratégies et ce qu’on pourra faire en les déployant avec l’intention de faire apprendre, tout cela est limité par des considérations relatives à la manière : c’est que, bien entendu, tout n’est pas permis et qu’il y a des normes éthiques ainsi que des conventions sociales qui limitent ce qu’il est possible de faire lorsqu’on enseigne.

Cette définition générale vaut pour tout enseignement. Mais qu’en est-il au préscolaire?

Vaste question, à laquelle on a consacré des fleuves d’encre. Mais la définition de l’enseignement que je viens  de rappeler aide à y répondre. Ce qu’on veut faire apprendre au préscolaire, par des moyens dont on a de bonnes raisons de penser qu’ils permettront de le faire et dans le respect de certaines normes sociales et valeurs jugées fondamentales, c’est un ensemble de compétences qui  feront en sorte que l’enfant ait le goût de l’école; qui favoriseront son développement global et le motiveront à exploiter l’ensemble de ses potentialités; et qui jetteront les bases de sa scolarisation, en particulier sur les plans social et cognitif et l’inciteront à apprendre tout au long de sa vie[1].

Ce programme a suscité et suscite encore d’innombrables débats et discussions, mais dans lesquelles je n’entrerai pas ici. Je propose plutôt de le prendre au sérieux et de se demander si la formation que l’on dispense aux personnes chargées de réaliser un tel programme est adéquate.

 

De troublantes carences

 Pour mener à bien ce programme,  il faut être en mesure d’accomplir des tâches très complexes et mobiliser pour cela de nombreuses connaissances spécialisées. D’autant qu’au sein d’une société aussi inégalitaire que la nôtre mais qui a aussi l’ambition d’intégrer autant que possible tous les enfants, nombre de ces tâches relèvent non seulement de la pédagogie et de la didactique, mais aussi de la psychologie, du travail social, voire même de la médecine.

Or, plusieurs indices me donnent à penser que les personnes qui accomplissent ces lourdes tâches ne sont pas aussi bien outillées pour les faire qu’elles le souhaiteraient et le devraient. Pire encore : certains des moyens qu’on leur recommande d’appliquer ne répondent pas au critère de plausibilité raisonnable.

 

Voici trois de ces indices.

Pour commencer, il y a ces innombrables échos que je reçois, depuis des années de mes étudiantes et étudiants et qui convergent avec ce clientélisme que j’observe dans les facultés d’éducation et avec le laxisme qui y prévaut. On se plaint de certains des cours qu’on reçoit, aux contenus trop légers, d’une pauvreté culturelle souvent déplorable, aux exigences minimales et qui, pour toutes ces raisons, préparent mal è l’exercice du métier.

Il y a ensuite ce fort décrochage des enseignant.e.s au Québec, une triste situation qu’il me semble raisonnable d’attribuer, au moins en partie, au sentiment d’être dépassé par une tâche complexe pour laquelle on n’a pas adéquatement été formé.

Il y a enfin l’extraordinaire prévalence, dans le monde de l’éducation, d’idées fausses, aberrantes et parfois littéralement nuisibles qui sont enseignées à l’université puis mises en œuvre dans notre système scolaire (pas seulement au préscolaire, bien entendu) : Brain Gym, cerveau gauche/cerveau droit, intelligences multiples, styles d’apprentissage, l’idée que l’on n’utilise que 10% de son cerveau, et ainsi de suite. J’en ai dressé un  bilan dans mon ouvrage Légendes pédagogiques[2], ayant justement été aiguillé sur ce sujet par mes étudiantes et étudiants du préscolaire/ primaire qui me disaient que des choses semblables leur étaient enseignées à l’université.

Si je ne me trompe pas dans ce diagnostic, des mesures draconiennes s’imposent. Voici ce que je propose.

 Une revalorisation qui s’impose

 Pour commencer, il faudrait socialement reconnaître que ce que font les enseignant.e.s compte parmi les tâches les plus difficiles et les plus importantes qui sont accomplies dans une société comme la nôtre.

C’est en effet à ces personnes que nous confions collectivement ce que nous avons de plus précieux, les cerveaux de nos enfants, avec la mission de les préparer, dans le respect de valeurs qui nous  sont fondamentales comme l’égalité des chances, à mener, en tant qu’individu autonome et que citoyen, la vie la plus accomplie possible.

 

Cela est vrai de tous les ordres scolaires, sans  doute. Mais au préscolaire, cette tâche est tout particulièrement cruciale : c’est qu’elle est accomplie en amont si je peux dire, là où on joue ces cruciales fonctions de premier repérage de possibles difficultés et de prévention.

Cette revalorisation de la profession passe par un travail qui ne peut, j’y insiste, qu’être fait par les institutions, par le MELS, par les universités et par les syndicats, en particulier. Ceci signifie entre autres que ce n’est pas aux enseignant.e.s en formation ou en exercice de se protéger contre les légendes qu’on veut leur faire croire (en certains cas en la leur vendant à fort prix payé par des fonds publics ….) et que c’est aux institutions que j’ai nommés de le faire. C’est à elles de garantir la qualité de la formation reçue par les enseignantes et de créer ce faisant une des nécessaires conditions de cette revalorisation de la profession.

Les universités doivent pour cela se monter soucieuses d’excellence et devenir sélectives à l’entrée des candidat.e.s qu’elles admettent en éducation. Elles doivent ensuite enseigner des programmes rigoureux, culturellement riches, fondés sur des données probantes, informés de la recherche la plus crédible, des programmes dont on aura soigneusement enlevé tout ce qui ne répond pas aux critères de valeur scientifique et académique les plus sévères.

Le MELS, quant à lui, doit expurger de son discours tout ce qui ne répond pas à ces mêmes critères. Il doit aussi, rapidement, traquer et extraire de nos écoles et des formations offertes aux enseignant.e.s tout ce qui relève de la légende pédagogique.

Les syndicats, enfin, doivent prendre en compte ces exigences et incorporer dans leur mission tout ce qu’ils pourront accomplir pour les satisfaire.

À des enseignantes et enseignant.e.s ainsi formés et travaillant dans un tel contexte, notre société pourra et devra accorder la reconnaissance qui est due à ces hussard.e.s de la nation.

On pourra alors aussi espérer que cette reconnaissance se manifestera par des conditions de travail et des conditions salariales correspondantes.


[1] Je paraphrase ici le Programme de formation de l’école québécoise, Éducation  préscolaire, Enseignement primaire, page 52.

[2] Collection Essais, Poètes de Brousse, Montréal, 2013.