Raymond Tallis est un fort intéressant philosophe anglais que je lis depuis des années, doublé d’un médecin. En fait, en parallèle à son travail de philosophe, M. Tallis a enseigné et pratiqué la médecine durant plusieurs décennies — avant de récemment prendre sa retraite.
Vous pouvez m’en croire : je n’ai jamais perçu ce philosophe comme un militant et encore moins un militant radical. Il en est pourtant récemment devenu un : il fait désormais du piquetage, distribue des dépliants, scande des slogans, participe à des manifestations et tout le reste, y compris l’écriture d’un livre.
Ce qui a provoqué tout cela?
M. Tallis a constaté qu’on est en train de démanteler et de privatiser le réseau public de santé anglais, qui faisait la fierté de la population et la sienne. Pour mieux dire : il a constaté qu’on est en train de le démanteler contre la volonté de la population et en usant de mensonges, en donnant de l’argent public à des entreprises privées, le tout avec la scandaleuse collaboration des élus.
M. Tallis a expliqué tous ses griefs dans un ouvrage dont il est un des auteurs (Raymond Tallis et Jacky Davis, NHS SOS: How the NHS Was Betrayed – and How We Can Save It, avec une préface de Ken Loach, Oneworld Publications, 2013).
Dans le numéro courant de la revue Philosophy Now (Novembre/Décembre 2014), dans un texte intitulé Emergency reflections on Political Philosophy, M. Tallis expose ses griefs et ses grandes inquiétudes [https://philosophynow.org/issues/105/Emergency_Reflections_on_Political_Philosophy].
Il ouvre son article en demandant aux personnes qui le lisent de ne surtout pas renoncer à le lire s’ils ou elles ne sont pas britanniques : c’est que, dit-il, il y a de fortes chances que ce que je décris ici se passe aussi chez vous en ce moment ou s’y passera bientôt. Il écrit : «Derrière le démantèlement du National Health Service (NHS) […], derrière ce vandalisme motivé par une idéologie, on trouvera quelque chose qui nous touche et qui nous concerne tous et toutes dans les démocraties occidentales : la puissance politique sans cesse croissante des assoiffés d’argent et le fait que la classe politique soit elle aussi, de plus en plus, assoiffée d’argent. Toutes les barrières entre la grande entreprise et le Gouvernement, entre les intérêts des entreprises et le processus de prise de décision politique, toutes ces barrières se sont effondrées».
Il a en cela, hélas, tout à fait raison, à des degrés variables selon les cas de figure.
Voici, pour le bénéfice des personnes qui ne lisent pas l’anglais, quelques éléments de ce texte qui méritent toute notre attention et qui doivent être portés à la connaissance du plus large public possible.
- Le réseau est démantelé avec la complicité des politiciens, par et au profit du privé. Il en résultera des soins qui coûteront plus cher et seront moins accessibles. «Les ÉU dépensent deux fois plus par habitant que le Royaume-Uni pour ses soins de santé, écrit Tallis: mais selon une récente étude ils ont les pires résultats de 12 pays développés examinés. L’an dernier, près d’un million de faillites aux ÉU, soit 62% d’entre elles, étaient dues à des frais médicaux impayés. 80% de ces personnes possédaient des assurances complètes, mais ont eu la drôle idée d’attraper la mauvaise maladie».
- Mensonges et corruption sont au cœur de tout cela. «87% des britanniques sont opposés à la privatisation : les partis politiques devaient donc mentir».
- Après avoir promis en élection de ne pas démanteler le NHS, ils ont, aussitôt élus, procédé à une vaste et coûteuse restructuration du réseau qui, outre des sommes importantes, a coûté cher aux médecins, aux infirmiers et infirmières et autres intervenants en précieux temps qui aurait dû être consacré aux patient.e.s.
- Ils ont prétendu vouloir mettre le patient au cœur du système : en fait, patient et médecins ont été marginalisés par la nouvelle législation et toute reddition de compte démocratique a été rendue impossible.
- Ils ont assuré que leur action n’avait rien à voir avec une volonté de privatisation, mais c’en est le premier objectif. En 2013-2014, 10 milliards de livres de contrats ont été octroyés par appels d’offre au privé, soit 70% d’entre eux. Devant ce fait, les politiciens expliquent que ce qui compte est que le service soit offert gratuitement, pas qui le fournit. Tallis rétorque : «Pas du tout! La privatisation remplace la coopération au bénéfice des patients par la compétition au bénéfice des détenteurs d’actions. Celle-ci transfère des fonds publics dans les poches de multinationales qui les déposent ensuite dans des paradis fiscaux, à l’abri de l’impôt. Le système de santé sera fractionné en éléments séparés gérés par différentes entreprises motivées par le profit et n’ayant pas intérêt à collaborer. »
- Le pire est peut-être même à venir, avec le Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement qui est actuellement négocié. Un de ses éléments importants est un processus appelé Investement State Dispute Settelment qui permet aux entreprises d’actionner le Gouvernement si elles pensent qu’ils ont pris des décisions qui ont diminué leurs profits. C’est ce que fait en ce moment une compagnie de tabac (dont le produit tue ou affecte gravement des millions de personnes) qui actionne le gouvernement australien pour sa législation relative à ce qui doit figurer sur les paquets de cigarettes
Dans un registre moins philosophique, mais tout aussi nécessaire, on retrouve le livre Harry’s Last Stand de Harry Leslie Smith, un vétéran de la deuxième guerre mondiale qui s’oppose lui aussi au saccage de l’héritage des Trente Glorieuses, notamment du système public des soins de santé.
http://www.theguardian.com/books/2014/jun/18/harrys-last-stand-harry-leslie-smith-austerity-bites-mary-ohara-review
Ici au Québec, ç´est au démantellement de tout les programmes sociaux auxquel nous sommes en train d’assister. Nous l’avons vu récemment à propos des C.P. E. N’y aurait-il pas derrière toutes ces manoeuvres un volonté cachée d’en venir à abolir le principe même de l’universalité? Ne serait-ce pas, pour la classe dirigeante des biens nantis un moyen de s’assurer tout simplement, les meilleurs soins, avec les meileurs médecins, dans les meilleures cliniques les mieux équipées? Cette classe dirigeante confrontée aux affres du vieillissement de la population comme tout le monde ne peut pas souffrir l’idée qu’il lui faut partager jusqu’à ce point. Mais peut-être qu’elle devrait considérer que l’instauration du principe de l’universalité des programmes sociaux comportait dans son essence même quelque chose de sacré. La justice sociale. Celle-ci se substituait très bien à cet autre sacré de la religion, dont nous faisions en même temps table rase. Mais maintenant!… Qu’adviendra-il s’il ne nous reste plus rien de sacré?
Correction: Qu’adviendra-t-il?