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Les désarrois du professeur Feynman

Le texte qui suit est de Richard Feynman (1918-1988), un personnage hors du commun. Je me suis à amusé à le traduire tant je le trouve savoureux  et je partage donc. J’espère ne pas avoir commis d’erreur en traduisant — je ne suis pas physicien; vous me corrigerez. Mais d’un point de vue éducationnel, c’est bien intéressant

Feynman a été un des plus éminents physiciens du XX ème siècle, en même temps qu’un des plus grands professeurs de physique. Il était aussi un bon musicien amateur et un remarquable conteur. Ses principaux travaux, en physique, ont porté sur l’électrodynamique quantique et lui ont valu le Prix Nobel en 1965. Pour tous les physiciens, son nom reste également attaché aux célèbres «Diagrammes de Feynman» qu’il a inventés pour décrire et analyser plus facilement les interactions entre particules.

Touche-à-tout de génie, Feynman a aussi décrypté des hiéroglyphes Maya et, à la fin de sa vie, a contribué de manière spectaculaire à la commission d’enquête chargée d’élucider l’explosion de la navette Challenger. On raconte que les derniers mots de cet homme que tant de choses passionnaient ont été : «Je détesterais devoir mourir deux fois. C’est tellement ennuyant!».

Feynman, on l’a dit, a aussi été un très grand pédagogue de la physique — et ses célèbres Lectures on Physics restent un modèle à suivre pour qui veut exposer clairement les idées de la physique classique ou moderne.

Dans l’extrait ci-après, c’est justement le pédagogue qui prend la parole pour évoquer — et chercher à comprendre —un de ces fameux cas de ‘perroquetisme’ rencontré au Brésil, où Feynman avait été invité à enseigner.
***

À propos d’éducation, j’ai vécu au Brésil une fort intéressante expérience. J’enseignais à un groupe d’étudiants destinés à devenir des professeurs […] et qui avaient déjà suivi pas mal de cours : le mien était leur cours le plus avancé en électricité et magnétisme — les équations de Maxwell* et ainsi de suite. […] le cours se donnait dans un bâtiment qui surplombait une baie.

Je découvris un phénomène étrange. Je pouvais poser une question et les étudiants y répondaient immédiatement. Mais quand je posais la question une seconde fois — la même question me semblait-il, et portant sur le même sujet — ils ne pouvaient plus y répondre! Par exemple, une fois, je parlais de lumière polarisée et je leur remis des bandes de polaroïds **.

Le polaroïd ne laissant passer que la lumière dont le vecteur champ électrique est dans une certaine direction, j’expliquai comment on peut déterminer dans quel sens la lumière est polarisée selon que le polaroïd est foncé ou clair.

Nous prîmes d’abord deux bandes de polaroïds et les fîmes pivoter jusqu’à ce qu’elles laissent passer le plus de lumière. De cela, nous pouvions inférer que les deux bandes recevaient de la lumière polarisée dans la même direction — ce qui passait à travers une bande de polaroïd pouvait passer à travers l’autre. Je demandai ensuite aux étudiants comment on pouvait découvrir la direction principale de la polarisation à partir d’une seule bande de polaroïd.

Ils n’en avaient aucune idée.

Je savais que cela demandait une certaine ingénuité, et je leur donnai donc un indice : «Regardez la lumière réfléchie de la baie».

Personne ne dit mot.

Je leur dis : «Avez-vous entendu parler de l’angle de Brewster***?»

«Oui, monsieur! L’angle de Brewster est l’angle auquel la lumière réfléchie d’un milieu avec un indice de réfraction est complètement polarisée»

«Et dans quelle direction la lumière est-elle polarisée quand elle est réfléchie?»

«La lumière est polarisée parallèlement au plan de réflexion, monsieur.»

Aujourd’hui encore, je dois y penser. Ils le savaient. Ils savaient même que la tangente de l’angle d’incidence sur la surface réfléchissante est égale à l’indice de réfraction du milieu.

Je repris : «Et alors?»

Toujours rien. Ils venaient de me dire que la lumière réfléchie d’un médium avec un indice, comme la baie à l’extérieur, était polarisée; ils m’avaient même dit dans quelle direction elle était polarisée.

Je leur dis : «Regardez la baie à travers le polaroïd. À présent, tournez le polaroïd.»

«Oh! dirent-ils : c’est polarisé»

Après de longues réflexions, j’ai finalement compris que les étudiants avaient tout mémorisé, mais ne savaient pas ce que signifiait ce qu’ils avaient retenu. Quand ils entendaient : «lumière qui est réfléchie d’un milieu avec un indice», ils ne savaient pas que cela voulait dire un milieu comme l’eau. Ils ne savaient pas que «la direction de la lumière» est la direction dans laquelle on voit quelque chose quand on le regarde, et ainsi de suite. Tout était mémorisé, mais rien n’était traduit en mots qui signifient quelque chose. De telle sorte que si je leur demandais : «Qu’est-ce que l’angle de Brewster?», je rentrais dans leur ordinateur avec le bon mot clé. Mais si je dis : «Regardez l’eau», rien ne se passe — ils n’ont rien sous: «Regardez l’eau»!

Plus tard, j’ai assisté à un cours à l’école d’ingénieurs. Si je traduis en français, le cours se déroulait comme ceci : «Deux corps … sont considérés de même masse… si des forces identiques … produisent … des accélérations égales. Deux corps sont considérés de même masse si des forces identiques produisent des accélérations égales. ». Les étudiants étaient assis et écrivaient sous la dictée, et lorsque le professeur répétait la phrase, ils la vérifiaient pour s’assurer qu’ils l’avaient écrite correctement. Ils passaient ensuite à la phrase suivante, et ainsi de suite. […]

Après le cours, je demandai à un étudiant : «Vous avez pris toutes ces notes : que faites-vous avec?»

«Oh! Nous les étudions», me dit-il. «Il va y avoir un examen»

«Et à quoi l’examen va-t-il ressembler?»

«Très facile. Je peux déjà vous dire une des questions.». Il prit son cahier de notes et dit : «Quand deux corps sont-ils de masse équivalente?» . Et la réponse est : « Deux corps sont considérés de masse équivalente si des forces identiques produisent des accélérations égales». Et c’est ainsi, voyez-vous, qu’ils pouvaient passer les examens et ‘apprendre’ toutes ces choses et ne rien savoir du tout, sinon ce qu’ils avaient mémorisé.

 

FEYNMAN, Richard, Surely you’re Joking Mr Feynman. Adventures of a Curious Character,Bantam Books, 1985. Pages 191-193. Traduction: Normand Baillargeon.

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* Le physicien James Clerk Maxwell (1831-1879) a complété en 1870 la formulation des quatre équations qui portent désormais son nom et qui expriment les lois générales de l’électromagnétisme. [N.B.]
** Les polaroïds sont des matériaux polarisants constitués de longue chaînes de molécules qui ont la même orientation. [N.B.]
*** Ou angle de polarisation . [N.B.]