La fin du Studio Victor
Musique

La fin du Studio Victor

Le Studio Victor, dans St-Henri, a vu passer de très nombreux artistes de renom. Jean Leloup, Oscar Peterson, Roch Voisine et Mara Tremblay ne sont qu’un infime échantillon de la liste considérable de musiciens y ayant endisqué. Aujourd’hui, après 30 ans de service, le studio ferme ses portes. Entrevue avec son fondateur.

Lorsque je suis arrivé sur les lieux, rien ne laissait croire que cet endroit mythique allait bientôt être abandonné par son propriétaire actuel, Gaétan Pilon. Il y avait beaucoup d’activité sur place, alors que lui et son équipe préparaient un dernier blitz d’enregistrements direct-to-disk. C’est un événement auquel un grand nombre de groupes veulent participer, histoire d’avoir un souvenir de cet établissement de nature presque patrimoniale pour la musique enregistrée à Montréal.

J’en ai profité pour faire le tour des locaux, qui sont pour le moins impressionnants. Outre la grande quantité de matériel d’enregistrement magistral, certaines pièces sont en elles-même de véritables joyaux. Le grand booth, où trône un piano à queue Yamaha, est une œuvre d’art d’architecture acoustique. Conçu en 1942 par l’architecte Gordon Lyman, cet espace aux surfaces polycylindriques offre une sonorité très prisée qui a servi à l’enregistrement de nombreux albums iconiques au Québec.

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La pièce magnifique conçue par Gordon Lyman. Photo: Antoine Bordeleau

Au début de tout, en 1977, Gaétan Pilon a commencé à enregistrer dans le sous-sol du duplex familial. Après seulement trois ans d’opération, tout le bâtiment était occupé par le studio Son Soleil. Les affaires allaient bon train, et dès la fin de 1984 même la demeure au complet était devenue trop petite. C’est donc en 1985 que Gaétan et ses associés se sont installés au 1050 rue Lacasse pour continuer l’expansion de leur entreprise, qui a alors changé de nom pour Studio Victor.

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Les murs du studio sont tapissés de disques d’or. Photo: Antoine Bordeleau

Avance rapide vers 2015 : après toutes ces années de succès enregistrés dans l’enceinte du Victor, Gaétan en annonce la fermeture définitive. De nombreuses rénovations ayant été réalisées par les propriétaires de la bâtisse, le loyer a augmenté énormément, et le modèle d’affaire actuel ne permet pas à l’entreprise de faire des profits suffisants pour continuer d’opérer. Le temps alloué dans de telles installations par les compagnies de production musicale a tout simplement diminué à un point où l’espace n’est utilisé que pour des besoins très spécifiques, comme l’enregistrement d’une section de cuivres ou de cordes. On ne s’y installe donc plus pour une semaine, avec tout un band, comme ce pouvait être le cas par le passé. On réserve plutôt la grande salle pour une journée, et on espère en avoir fini le plus rapidement possible pour ne pas augmenter les frais.

Des heures et des heures de musique sur ruban.
Des heures et des heures de musique sur ruban. Photo: Antoine Bordeleau

Gaétan ne se fait toutefois pas rancunier ou alarmiste en ce qui a trait à l’omniprésence des studios maison qui permettent aujourd’hui de faire des productions presque complètes sans quitter l’écran d’un ordinateur. En effet, il rappelle qu’il a lui-même débuté de cette façon, et que c’est la meilleure école où un gars de son peut étudier. Bien que la diminution du coût des équipements numériques ait amené une prolifération de petits studios, les musiciens auront toujours besoins des gros studios, dépendamment du style musical; on peut faire un album de hip-hop complet de chez-soi, avec un bon micro de voix et un peu d’isolation, mais on aura toujours besoin d’une grande pièce à l’acoustique excellente pour faire la captation d’un quartette de jazz qui enregistre traditionnellement un morceau d’un seul coup, tout le monde en même temps.

Les massives machines à ruban du studio.
Les massives machines à ruban du studio. Photo: Antoine Bordeleau

Que réserve l’avenir pour Gaétan? Il n’a définitivement pas dit son dernier mot, et ses années de métier serviront d’une toute nouvelle façon le milieu de la musique enregistrée. « L’avenir, c’est sur le Web, mentionne-t-il. Actuellement, je travaille sur un projet qui s’appelle Skytracks. C’est une plateforme de partage et de travail en ligne pour musiciens et professionnels du son. C’est comme une espèce de Dropbox qui nous permet de mettre les tracks séparées d’une session d’enregistrement en ligne, donc un groupe peut enregistrer à Montréal, et quelqu’un peut récupérer les pistes à Berlin et refaire un mix, ou enlever une des pistes pour pouvoir répéter par-dessus, à des coûts très bas. » Définitivement une plateforme à surveiller, Skytracks est déjà en ligne mais sera lancée officiellement au prochain NAMM.

Une des salles de mixage du studio Victor.
Une des salles de mixage du Studio Victor. Photo: Antoine Bordeleau

Certes, la fermeture du Studio Victor est un événement triste en soi. Toutefois, à écouter son propriétaire, je me suis rendu compte qu’elle n’était peut-être pas symptomatique d’une époque où l’on délaisse les majestueux studios d’antan pour tout composer sur un maigre laptop. Les gros studios sont là pour rester, mais l’écosystème précaire qu’est l’industrie de la musique demande une adaptation constante de tous les organismes qui y sont interdépendants. Quoiqu’il en soit, les propriétaires de l’immeuble se sont montrés attachés à la pièce à l’acoustique fantastique que Gaétan compare à un Stradivarius d’époque. Celle-ci sera vraisemblablement gardée intacte jusqu’à ce qu’un autre locataire décide d’y installer un nouveau studio.