Questions/réponses avec Kiefer
Fier poulain de l’écurie lucrative Stones throw (Los Angeles), Kiefer est un beatmaker à la musicalité souple et versatile, allant du bebop au hip-hop avec aise et grâce. Court entretien avec le prodige angelin.
Il y a à peine 5 mois que Kiefer a lancé Happysad, un album sans faute auquel nous avons accordé une note enviable dans notre numéro de juin. Présentement en tournée avec ses confrères de Stones Throw Prophet, Jerry Paper et Stimulator Jones, il s’arrêtera demain soir le 16 octobre au Ritz PDB. L’occasion était donc parfaite pour lui poser quelques questions sur son oeuvre et son plus récent opus.
VOIR: Ta musique se situe tout autant en territoire jazz que hip-hop. Comment définirais-tu toi-même ton son?
Kiefer: Pour le mettre en termes concrets, je classifierais mon son comme une combinaison de mélodicisme bebop, d’harmonie jazz moderne simplifiée, de textures Boom Bap avec un feeling décontracté du Los Angeles des 2010. Il y a évidemment des aspects beaucoup plus nuancés à la musique, mais c’est une façon simple et pratique de le résumer.
V: Sur quelle période s’est composé Happysad, et quand est-ce devenu clair pour toi que tu voulais faire de la musique ta carrière?
K: La première chanson que j’ai enregistrée pour Happysad a été composée en décembre 2016, et la dernière en novembre 2017. Alors que j’ai toujours sur que je serais un musicien pour la vie, j’ai choisi de transformer la musique en mon seul et unique but professionnel à l’âge de 17 ans.
V: Quel genre de parcours musical t’as mené à ton espace de création actuel? Comment est-ce que tes influences transpirent dans tes propres compositions?
K: Je suis fier de dire que j’ai un background musical très riche. Mon père m’a élevé en me faisant écouter John Coltrane, Thelonious Monk, Sonny Clark et un grand nombre d’autres musiciens jazz et blues. Quand j’ai eu 4 ou 5 ans, il a commencé à m’apprendre le piano en me montrant des motifs simples de blues, et m’a appris à improviser en utilisant un phrasé blues relativement facile. On jammait sans cesse tout au long de mon enfance, surtout lorsque je me suis mis à apprendre d’autres instruments comme l’harmonica et le saxophone alto. Au secondaire, je suis devenu plus sérieux à propos du jazz et j’ai pris des cours avec un professeur de piano. J’étais très absorbé par la musique, je transcrivais Chet Baker, Keith Jarrett, Oscar Peterson, Wynton Kelly, tous mes albums préférés. En 2010, je suis entré à UCLA, où j’ai étudié le jazz avec Kenny Burrell.
Pour ce qui est de mes influence, je décrirais mon jeu au piano comme une version simplifiée de plusieurs de mes pianistes favoris: Herbie Hancock, Phineas Newborn Jr., Mulgrew Miller et Cedar Walton (bien qu’il y en a plusieurs autres). J’ai transcrit des douzaines de solos et découvert comment approcher plusieurs éléments stylistiques qu’ils utilisent dans divers contextes et tonalités, pour être capable de ré-interpréter certaines de ces approches dans ma propre musique.
V: Dans quel état d’esprit es-tu quand tu composes? D’où te viennent ces suites d’accords et mélodies riches?
K: Quand je compose, je commence par m’asseoir et penser à ma journée, je contemple les différentes émotions que j’ai à l’intérieur de moi. J’improvise ensuite sur le piano quelques minutes, jusqu’à ce que je trouve quelque chose qui me captive. Pour ce qui est des harmonies et des mélodies, elles proviennent de mes années de pratique. Quand je joue, je ne suis jamais en train de me dire «oh, un La mineur 9 serait super ici, ou je devrais peut-être jouer la onzième altérée sur cet accord-ci». J’ai travaillé toutes ces années pour que, lorsque je suis en train d’écrire, mon esprit ne soit pas concerné par les aspects techniques de la musique, mais plutôt par ses aspects émotionnels. Pour moi, les aspects techniques sont réservés pour la pratique, non pas pour l’enregistrement.
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V: Comment comparerais-tu Happysad à Kickinit Alone, ton opus prédécent? Où se situent-ils dans ta vie personnelle et ta discographie?
K: Le seul thème constant dans n’importe quel album que je fais est que je vais enregistrer exactement comment je me sens au moment où je l’enregistre. L’honnêteté et l’authenticité dans l’instant sont deux choses très importantes pour moi. Kickinit Alone est une histoire de ma réhabilitation après une rupture très difficile à 24 ans. Ça parle d’isolation, d’anxiété, de remise en question de soi, de solitude, de nostalgie, du regret et de la persévérance. Happysad porte plutôt sur ma recherche d’une identité propre tout en jonglant avec deux des choses les plus importantes dans ma vie: mon ambition à donner tout ce que j’ai pour être un meilleur musicien, et passer par-dessus mon anxiété quotidiennement. J’aime beaucoup les deux albums, d’une façon différente.
V: Happysad semble de prime abord faire référence à un trouble bipolaire, est-ce le cas? Y’a-t-il une volonté d’explorer la maladie mentale sur cet album?
K: Happysad n’est pas à propos d’un trouble bipolaire pour moi – ce n’est pas quelque chose que je vis – mais ça pourrait l’être pour quelqu’un qui traverse cette épreuve. Effectivement, l’album touche à la maladie mentale. C’est un sujet sur lequel j’aime écrire et discuter, puisque chacun doit vivre avec ces problèmes d’une certaine façon à un certain point de sa vie, que ce soit chez lui ou chez un proche. Pourtant, on n’en parle que trop peu.
V: Je sais que tu enseignes également le piano. Trouves-tu une forme d’inspiration dans tes propres élèves?
K: J’apprends beaucoup de mes élèves au piano. Ils ont de nombreuses questions qui me forcent souvent à contempler les choses d’une façon différente de celle avec laquelle j’approche normalement la vie et la musique.
V: Tu as récemment fait une publication Instagram dans laquelle tu mentionnais que les gens ne devraient pas composer de la musique pour impressionner avec leur technique ou leurs accords complexes. Peux-tu élaborer là-dessus, en terminant?
K: Lorsque j’ai publié ça, je suggérais que les gens devraient faire de la musique qui provient de leur coeur, et non de leur égo. Je ne dis pas que je suis capable de deviner l’intention des gens lorsqu’ils composent leur musique, mais il me semblait nécessaire de rappeler à ceux qui me suivent ce qui est l’essentiel: faire de la musique qui vient du coeur. C’est ce dont le monde a besoin de la part des musiciens. De la compassion, de l’espoir, de la positivité, de l’honnêteté et de l’authenticité même lorsque le sujet est sombre. C’est ce qu’on m’a enseigné, et je le passe au suivant.