À découvrir : l’électro arabisant et engagé de Mehdi Bahmad
Brave et polyvalent, Mehdi Bahmad use de sa musique pour créer des ponts, mettre de l’avant ses origines marocaines et sa non-binarité. En même temps. Une démarche déjà très riche, peut-être même un peu risquée vu sa nationalité, mais qu’il vient bonifier de son bagage en arts visuels et de son goût pour la danse. À la veille du lancement de Khôl, l’artiste multidisciplinaire montréalais se confie sur son processus créatif et nous offre son premier EP en exclusivité.
À la manière des Libanais de Mashrou’Leila, tu revendiques un propos et une esthétique queer / non binaire tout en célébrant ton héritage arabe dans les sonorités. As-tu le sentiment que préoccupations LGBTQ+ et culture arabe, marocaine dans ton cas, peuvent cohabiter dans le pays où tu as grandi?
En ce qui concerne le Maroc, malheureusement non. Pour l’instant du moins. Dans un pays où on n’est pas encore arrivés à dissocier la politique de la religion, le système a rapidement peur de s’effondrer lorsque les conventions sociales sont ébranlées et que certaines de ses règles fondatrices sont remises en question. Donc au moindre risque de changement, il se rigidifie et devient encore plus ferme.
Mais ça se fait, on le fait, lentement et sûrement. Mashrou’ Leila en est un magnifique exemple, et pas le seul. Je pense entre autres à Bilal Hassani en France, KHANSA au Liban, même Dounia aux États-Unis, et sans compter le nombre d’artistes contemporains et d’organismes qui se font de plus en plus présents. Je pense que les réseaux sociaux y sont pour beaucoup. J’espère également participer à ma façon dans ce dur et beau combat. Les nouvelles générations ont soif de liberté et c’est inspirant.
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Tu introduis l’album avec des mots qui évoques la fuite, le refuge, mais aussi les contes des Milles et Unes Nuits. Ça donne vraiment le ton. Est-ce que Montréal est cet endroit entre terre et ciel, ce bout de paradis auquel tu nous convoques?
En fait, pour moi, Montréal représente la terre et le Maroc, le ciel. J’associe mon pays natal au ciel, à ce paradis chaleureux, luxuriant, à un retour aux sources et à l’origine, avec néanmoins beaucoup trop de contraintes et d’interdits. On s’est quand même fait kick-out du paradis parce qu’Ève était un brin curieuse et avait sans doute une petite fringale…
Et Montréal, elle, représente la terre, l’endroit où j’ai atterri, la société et l’être humain moderne. Où les biens matériels déferlent, mais où on est déconnecté des autres et de soi. Je prends les plus beaux morceaux de ces deux mondes afin de bâtir le mien. Suspendu entre les deux, une tension qui a fini par devenir confortable, mon chez-moi.
Je te sais issu des arts visuels et, bien franchement, ça se perçoit tout de suite au contact de ton matériel, des pochettes des singles ou de l’album, des vidéos. Or, la musique est peut-être le mode de transmission le plus accessible, celui qui permet de joindre le plus grand nombre de gens. Est-ce que tu dirais que l’électro pop arabisant que tu proposes est devenu un véhicule pour le créateur d’images en toi?
Oui, en quelque sorte. La musique m’a effectivement permis de nourrir le créateur d’images en moi, toujours vif et présent, et d’ainsi compléter ma démarche artistique. C’est grâce à la musique que j’ai eu l’occasion de me lancer à la fois dans la réalisation de clips et dans le montage en plus de faire ma propre direction artistique, de concevoir et de créer des covers – que j’aborde d’ailleurs comme des toiles. Tout est interrelié pour moi : les paroles, les mélodies, la pochette, le clip et la performance ne sont pour moi que différentes branches indispensables du même arbre qu’est mon histoire, mon message. Tout passe par les sens.
Tu as une fort jolie voix, mais tu danses aussi merveilleusement bien dans le clip de Rouge à lèvres avec l’interprète Shéhérazade Jombart. Tu te risques même à la micro danse sur H.E.N.N.A.! Lorsque tu composes les chansons, penses-tu déjà aux mouvements qui pourraient les accompagner sur scène ou en vidéo?
Oh merci beaucoup… J’ai essayé, tant bien que mal, d’arriver à la cheville de Shéhérazade ! C’est peut-être un peu plus rare au stade de la composition, mais je dirais qu’une fois que la chanson est partiellement produite et que je suis en mesure de l’écouter avec un certain recul, c’est tout le visuel qui s’étale tranquillement sous mes yeux. Incluant les mouvements, le scénario, le décor, les costumes, etc.
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Le maquillage est un thème récurrent de ton œuvre, tant dans les images très léchées que tu proposes que dans le lexique que tu emploies comme parolier. Je pense à la chanson Rouge à lèvres, mais aussi à la pièce titre (Khôl) de ton premier EP qui sort cette semaine. Qu’est-ce que les cosmétiques symbolisent pour toi en tant qu’artiste?
J’aime bien trouver un symbole simple, tangible, connu par tous, pour porter un message et une idée. Et depuis mon tout jeune âge, j’ai toujours eu du mal avec ce que la société nous présente et vend comme ‘’féminin/masculin’’. J’utilise donc les cosmétiques pour remettre en question le poids que certains choix hors des normes genrées peuvent avoir. Pourquoi est-ce que de simples lèvres teintées devraient-elles définir notre identité ou orientation sexuelle, que j’estime beaucoup plus riche et complexe qu’un futile accessoire? Ces étiquettes posent des barrières qui nuisent à l’exploration, au développement de notre personne dans toute son authenticité.
Pour le khôl, je transpose cette simple poudre minérale en un symbole d’union, d’harmonie et d’égalité. À l’origine, il était porté par tous. Femmes, enfants et hommes, toutes classes sociales confondues. Il permettait entre autres de lutter contre les réfractions de la lumière du soleil. Cette image est si puissante : les mêmes regards cernés de noir orientés vers le même soleil ardent. ‘’Line your eyes, sun will burn them. Flames won’t divide women from men’’, comme je le chante.
Justement, les textes que tu signes sont tous en anglais. Je me dis que ce choix ne peut être anodin. Est-ce une manière de te distance de la culture marocaine, de prendre du recul en somme, ou est-ce que tu as pris cette décision par souci de rejoindre le plus grand nombre de gens possible?
Oui, c’est principalement pour cette raison. L’anglais n’étant pas la langue courante dans mon cercle familial, j’ai plus de facilité à passer mes messages sans trop filtrer. J’écris également en français, mais mes textes sont légèrement plus flous, comme si je tournais un peu autour du pot. Peut-être par peur qu’ils soient trop facilement interprétés par mon entourage? Que ce voile fonctionne ou pas, il m’apporte une certaine quiétude et confiance durant le processus d’écriture. Je dois également avouer que j’ai grandi en écoutant des chansons surtout anglophone ou arabe… Il y a donc quelque chose d’un peu plus naturel pour moi à écrire et chanter en anglais.
Ultimement, espères-tu retourner en Afrique du Nord pour présenter ce projet, te produire en concert auprès de ta famille, tes amis d’enfance?
Honnêtement, ce n’est pas un objectif pour l’instant, et ce ne serait pas à l’avantage de mon personnage artistique. Je me connais, je le connais, il y aurait assurément un blocage. J’ai vécu toute ma vie en faisant attention de ne pas être trop ci ou trop ça , trop moi finalement! J’ai besoin de me sentir très confortable et en sécurité pour pleinement me déployer. Surtout à ce stade-ci ; c’est le tout début, la naissance du personnage, les chansons du EP sont ses premiers mots. Il doit encore se solidifier un peu avant de s’assumer inconditionnellement.
Khôl sera disponible partout ce 25 octobre