Richard Prince et la réappropriation : Qu’est-ce qui nous appartient réellement?
À partir de quand est-ce que le contenu que l’on partage sur les médias sociaux cesse de nous appartenir pour tomber dans le domaine public? Avec plus de 20 milliards de photographies publiées par les 200 millions de personnes utilisant Instagram, cette question semble plus importante que jamais. Alors que la plate-forme est devenue presqu’un réflexe pour une bonne quantité de ses utilisateurs, les concepts de vie privée et de propriété d’une oeuvre photographique ne semblent définitivement pas être remis en question par ceux-ci.
Un artiste new-yorkais, Richard Prince, semble de son côté bien profiter de ce flou légal. Prince est passé maître dans l’art de la re-photographie, forme d’appropriation art, un procédé par lequel un artiste va utiliser des oeuvre préexistantes pour créer ses propres oeuvres, plus spécifiquement dans ce cas-ci en prenant en photo d’autres photographies. Il a commencé dans cette voie pendant les années 70, moment où l’art d’appropriation a connu un certain succès, pour parfaire cette « technique » tout au long de sa carrière, de toutes sortes de façons plus ou moins extrêmes. Un de ses très hauts faits fut de reproduire, en 2011, la première édition de Catcher in the Rye (de J.D. Salinger) de façon très précise, à l’exception d’un seul détail. Le nom de l’auteur.
La qualité de production des livres est tout ce qu’il y a de plus professionnelle, et Prince et ses collaborateurs en ont vendu plusieurs copies, installés sur une couverture dans Central Park. Du délire total, pour le néophyte en termes d’art d’appropriation, mais une pure réussite pour les amateurs du mouvement. Cette forme d’art est bien évidemment assez hermétique et difficile à saisir. On y sent les influences de la pop art, mais l’idée de recycler complètement l’oeuvre d’autrui en y apportant pratiquement aucune modification pose des questions intéressantes sur le droit d’auteur et ses limites.
Plus récemment, l’artiste a encore une fois défoncé des barrières assez solides en termes de réappropriation. En septembre et octobre derniers, Prince a exposé à la galerie Gagosian de New York une série de 38 portraits qu’il a tirés de son feed Instagram, annotés d’une courte légende de son cru, puis reproduit sur des toiles de grand format.
Je vous sens déjà sourciller jusqu’ici, avec raison. S’il est besoin de le mentionner, l’artiste ne reverse évidemment pas un sou aux créateurs originaux de ces clichés. Le prix de vente unitaire de chacune de ces toiles était d’environ 100 000$ US. De plus, la majorité des oeuvres sont des représentations de célébrités ou de jolies femmes, accompagnées de courtes phrases à caractère sexiste de la part de Prince. C’est une chose de voler la propriété intellectuelle d’autrui, mais de l’associer à une forme de machisme, cela devient carrément vulgaire et répugnant.
Toute cette histoire me mène à une réflexion qui est ancrée dans notre époque. Qu’est-ce qui nous appartient réellement, en tant que créateur, lorsqu’on appuie sur post? Les conditions d’utilisation de ces applications, que l’on accepte toujours sans même en lire une seule ligne, qu’est-ce qui nous y échappe? Un peu de recherche s’imposait et ce que j’ai découvert peut sembler légèrement dérangeant (ou beaucoup, selon votre attitude envers votre vie privée). En effet, Instagram se réserve le droit de vendre les photos que vous publiez à des compagnies privées sans vous en informer et évidemment sans vous verser la moindre somme.
Pire encore, puisqu’une personne de moins de 18 ans ne peut pas légalement accepter un contrat, les conditions d’utilisation stipulent que toute personne mineure les acceptant signifie par le fait même qu’elle a conclut une entente contractuelle avec ses parents comme quoi Instagram pouvait utiliser leurs publications à des fins commerciales. C’est le genre de logique circulaire qui foisonne dans les petits caractères de ces contrats que l’on signe à chaque mise-à-jour sans même y jeter le moindre regard.
Comme si cela ne suffisait pas en termes de cerise sur le sundae, Facebook ont ajouté une close aux conditions d‘Instagram (la ligne 4(iii), pour être précis) qui est absolument horrifiante. Pour résumer le texte légal, cette close stipule que le membre utilisateur doit rembourser les dommages monétaires pouvant être causés par l’utilisation de ses photos par l’entreprise à des fins commerciales. Par exemple : Vous publiez sur votre compte un égoportrait (oui, je viens de l’utiliser pour la première fois dans un texte!) sur lequel vous êtes en compagnie d’une célébrité. L’entreprise vend l’image à un publicitaire Y qui l’utilise sur un spot publicitaire. Les avocats représentant la célébrité poursuivent le publicitaire pour atteinte au droit à l’image, le publicitaire poursuit ensuite Instagram pour les dommages encourus. Surprise, vous devez maintenant indemniser Instagram pour les dommages encourus. Il n’y a pas encore eu de cas répertorié, mais c’est techniquement ce que dit le contrat d’utilisation – Instagram peut utiliser toutes vos photos à des fins commerciales, sans vous prévenir ou vous verser le moindre sou, et vous serez tenu responsable si jamais il y a litige.
À partir d’aujourd’hui, je m’engage à lire, ne serait-ce qu’en diagonale, toutes les conditions d’utilisation que j’accepte.