La guerre, c’est la paix. Aujourd’hui, la dystopie, c’est l’utopie.
Nous sommes au XVIe siècle et un dénommé Thomas More invente le concept/terme utopia. L’utopie désigne ni plus ni moins qu’un «non lieu», ou «ce qui n’est d’aucun lieu». Le «ou» étant privatif, le «topos» se traduit du grec par lieu. Je vais m’en tenir à ce rapport étymologique et je ne brouillerai pas les cartes avec la prononciation anglaise employée à ce moment qui suggère que l’utopia désignerait un «lieu heureux» plutôt qu’un «non lieu». Bref, tant qu’il y a de l’utopie il y a de l’espoir. Mais quelle mouche a piqué More pour le mener à inventer un tel concept ? Cette même mouche vorace qui nous tourne constamment autour de la tête depuis des siècles et des siècles : la propriété privée. Amen. Sans trop entrer en profondeur dans la pensée de More, ce qu’il est important de retenir c’est que dans Utopia, le nom de son oeuvre parue en 1516, More imagine un monde idéal, un monde utopique où les habitants ne travailleraient que six heures par jour, où l’égalité serait de mise et où la propriété privée serait non seulement inexistante, mais bannie.
Le temps passe, l’utopie alimente le rêve et la littérature, mais l’essence de la critique est toujours et encore éminemment politique. Au XIXe siècle, les utopistes vont commencer à s’intéresser au militantisme. D’une certaine façon, ils deviennent davantage praxistes comme disait l’autre. Ils mettent la théorie en pratique. C’est à ce moment dans l’histoire, en bas de la page 48 comme disait Deschamps, qu’un barbu et son chum sont arrivés et «pis yéta en beau fusil» contre les «boss de la shop», mais pire encore, «yéta pas capable de blairer c’te système capitaliste» ! Nous sommes en 1848 et le Manifeste du Parti communiste, écrit par Karl Marx et Friedrich Engels, allait bientôt secouer les prolétaires. Si seulement More avait lu ce projet de société. À ce moment, le sens du terme utopie venait de prendre une toute nouvelle tournure. Ce manifeste et même le communisme, au sens marxien du terme, représente en quelque sorte un projet de société utopiste. Or, il ne l’était pas à ce moment. La lutte des classes n’était pas une utopie, mais un projet de société réellement envisageable pour Marx. Les ouvriers devaient renverser la logique capitaliste pour changer le cours de l’histoire. Bref, pour le moment, les choses ne se sont pas encore produites. Est-ce que ce projet de société était un «non lieu» ? L’histoire nous le dira. Chose certaine, par la bande, la Révolution soviétique de 1917 allait faire naître le concept de dystopie. Et oui, le serpent qui se mord la queue.
Un des premiers à se lancer dans le bal de l’écriture dystopique fut Zamiatine. Avec son oeuvre Nous autres, écrite en 1920, l’auteur russe, lance un cri d’alarme sur les dérives possibles de l’application radicale de politiques visant à contrôler les libertés individuelles, la liberté de pensée, dans le pays d’Ivan. Nous autres, c’est un avertissement du totalitarisme stalinien à venir. Il avait vu juste le type, même s’il n’était pas le seul. De Zamiatine à aujourd’hui, nombreux sont les auteurs qui se lanceront dans l’écriture d’un roman d’anticipation dystopique. Dans cette panoplie d’auteurs, deux d’entre eux reviennent systématiquement. Bien évidemment, Aldous Huxley, qui a écrit en 1931 Le meilleur des mondes, et George Orwell qui a écrit 1984 en 1949. Je ne reviendrai pas sur l’histoire de l’un ni de l’autre. Je fais un petit retour en arrière. Dans Utopia de Thomas More, on sent très bien le rêve politique de cet homme d’État. Les utopistes ont écrit des œuvres au 19e siècle en tentant de réfléchir à un monde meilleur, juste et équitable. Puis, hop, une fracture s’opère au 20e siècle nous faisant passer, que vous soyez d’accord ou non, de la modernité vers la post-modernité. L’on ne parle plus d’utopie, mais bien de dystopie. Il y aurait une thèse de doctorat à écrire sur le sujet, mais tel n’est pas mon but. Une dystopie, qui a un sens éminemment politique, mais plus encore. La dystopie de Zamiatine, comme celle de Huxley et celle de Orwell, les trois auteurs les plus cités en matière de dystopie, reste foncièrement anti-capitaliste. Que s’est-il passé avec le concept de dystopie aujourd’hui ?
Malheureusement oui, la dystopie est devenue un concept gage à succès, un concept qui fait vendre, une idée cool dépourvue de profondeur socio-politique. Vous ne seriez pas surpris d’apprendre que c’est l’un des sujets les plus en vogue dans tout bon département de littérature. À quand les chandails : «I Love Dystopia» ou : «Je suis une dystopie» ? Pour emprunter à Guy Debord, on fait face à une spectacularisation de la dystopie. De quelle façon ? Avec des films comme Hunger games, qui a récolté 648 millions de dollars pour le premier volet et 700 millions pour le second et des Avatars, des Terminators, et j’en passe, qui en font de même. Or, le problème ne se situe pas seulement dans les méga-productions hollywoodiennes, il prend place dans la redéfinition post-moderne d’un concept/terme qui est natif de cette même post-modernité. Une redéfinition qui évacue la réflexion critique, qui écarte toutes formes d’avertissements, qui nie les problèmes de société existants. Ceci, malheureusement, au service d’un système économique qui aime bien divertir et endormir son public. Orwell ne voulait pas divertir ses lecteurs, Huxley non plus et encore moins Zamiatine. Notre bon vieux système capitaliste sait comment capitaliser ses gains et il réussit très bien même en achetant ceux qui jadis lui crachaient au visage. Il sait pardonner, car c’est rentable. Somme toute, maintenant qu’on ne parle plus d’utopie ou de projet de société, et que la dystopie a perdu son essence critique, on peut dire que la dystopie, c’est l’utopie.
J’attends vos tomates.
Article très intéressant Olivier. Merci de nous renseigner sur les racines étymologiques de «l’utopie».
Deux petites choses que j’aimerais te soumettre :
1) Le rapport du marxisme à l’utopie. En fait, n’oublions pas que Marx et Engels s’opposaient à ce qu’ils nommaient le socialisme utopique, dans lequel ils classent bon nombre de penseurs du début du 19e siècle (Fourrier, Saint-Simon et même Proudhon). Ce qui différencie le socialisme utopique et le socialisme «scientifique» marxien ? La fameuse lutte des classes justement, la nécessaire lutte politique violente. Pour nos troubadours allemands, la lutte des classes est un fait historique commun à toutes les sociétés et non pas un projet. C’est un moyen, pas une fin. Et ce moyen, nous ne pouvons le choisir ; la science nous dicte de l’adopter. C’est le moteur de l’histoire. En ce sens, Marx et Engels s’opposaient férocement à «l’utopie».
2) Ton analyse de la dystopie est très intéressante et son rapport à la Révolution bolchévique très instructif. Sa récupération par le système (et par les départements de littérature) est assez ahurissante, mais bon comme tu dis : tout ce qui peut vendre…
Mais pourquoi au 20e siècle ? Le totalitarisme soviétique stalinien, son pendant proto-totalitaire léniniste et le régime nazi ont joué un rôle important en la matière. J’avancerais aussi (et je sais que je suis fatiguant) qu’en plein milieu du 20e siècle, le rapport de l’humain au monde a changé drastiquement : pour la première fois de son histoire, l’humain possède le pouvoir de détruire son monde avec la bombe H. Monde dont il est dépendant et dont il n’était qu’un simple produit parmi d’autres.
Non seulement aujourd’hui avons-nous conscience de forger notre propre historicité (en dehors de toute intervention divine ou tout Plan), mais nous avons même le pouvoir de réduire à néant le monde qui nous entoure. Je crois que la popularité de la dystopie provient de ce malaise, de cette peur perpétuelle de disparaître sous la Bombe, les changements climatiques et l’éventuelle montée de régimes autoritaires.
Merci cher Oli et au plaisir de te relire bientôt.
Merci pour ton commentaire très constructif et toujours bien apprécié Homère!
Pour revenir sur ton premier point, je dirais que j’ai hésité à lier utopie avec marxisme sachant très bien que Marx et Engels étaient contre (en partie) les utopistes. Or, aujourd’hui, et c’est là ou je m’interroge, l’on parle souvent, d’un projet de société qui a avorté et qui correspondrait à une définition de l’utopie qui est celle du «non lieu», du «ce qui n’est d’aucun lieu».
Pour ton deuxième point, je comprends ton idée, mais personnellement, tu me connais, j’opterais davantage pour l’explication freitagienne que je n’expliquerai pas ici. Et si la dystopie était, jadis, un avertissement contre une fracture à venir du sens commun? Freitag lui-même avait une petite tendance à intégrer une vision dystopique d’un monde à venir dans sa théorie….
Au plaisir!
Merci pour ces compléments d’infos. Je comprends davantage le lien que tu fais entre utopie et marxisme.
Quant au deuxième point, j’imagine que l’explication freitagienne dont tu parles c’est sa théorie du mode de reproduction décisionnel-opérationel qui tend à s’imposer dans la période postmoderne (au détriment du politico-institutionnel) ? Si c’est le cas, alors je crois que nous nous situons pas très loin l’un de l’autre. Le mode décisionnel-opérationnel étant aux yeux de Freitag une véritable dystopie, puisque cette logique suppose la «fin de la société» et donc du sens commun. Cette «fin de la société» et de la réflexivité sociopolitique accompagne un capitalisme écocide qui détruit tout et menace l’intégrité du vivant. Et c’est à ce niveau que sa pensée est éminemment écologiste.
Mais pour répondre à la question du « Pourquoi la dystopie est-elle si populaire ?», je crois que tu as raison de souligner qu’au cours du 20e siècle, elle visait à prévenir la montée des régimes totalitaires (avec Huxley, Orwell, etc.). C’était un avertissement comme tu le dis et probablement que nous pouvons affirmer que la théorie freitagienne est un gros avertissement aussi. Mais ce qui fait sa popularité aujourd’hui au 21e siècle auprès des masses, c’est, je crois, le sentiment parfois conscient et toujours au moins inconscient que la planète se dirige présentement vers la catastrophe.
À ce titre, sa récupération comme objet d’étude par la littérature et la sociologie est intéressante, en ce sens que la popularité de la dystopie correspond à un fait social qu’il faut analyser, qu’il faut comprendre. Sa récupération par « l’industrie culturelle » est franchement problématique, puisque maintenant les masses se divertissent avec des histoires de fin du monde. Cela peut conduire à la résignation et au « de-toute-façon-il-n’y-a-rien-à-faire-tout-est-fini-mieux-vaut-donc-en-profiter-avant-que-tout-pête ». Là je suis d’accord avec toi : certains films qui peuvent apparaître critiques de prime abord, ne sont que pur divertissement. Et la fonction du divertissement, c’est de coloniser le temps de vie des individus. Peut-être que certaines personnes peuvent en apprendre un peu en regardant un film comme Hunger games ou V pour Vendetta, mais il est clair que des intellectuel-le-s n’y apprendront rien. Ils et elles se divertiront bien davantage.