Avec cette vague d’austérité déferlant sur les pays occidentaux, il est clair que les grandes institutions qui régulaient jadis le lien social sont appelées à disparaître progressivement si un contre mouvement ne la casse pas. Depuis la récession de 2008, l’homo oeconomicus peine à retrouver sa dite rationalité, ce qui n’est pas sans affecter le devenir des sociétés et par le fait même, la réorganisation potentielle de la discipline sociologique. La marchandisation de la connaissance et l’implantation progressive d’une certaine technocratisation du domaine sociologique pousseraient les sociologues à faire des choix de carrière en fonction d’une quête de stabilité professionnelle ne concordant pas toujours avec leur vertu. Sur ce point, le sociologue américain Michael Burawoy, grand défenseur d’une sociologie combative, n’est certainement pas le seul à abonder actuellement en ce sens, et pour cause. Michel Freitag affirmait à ce titre :
La thèse que je défendrai est en effet que le mouvement dominant dans les sciences sociales non seulement les associe de plus en plus étroitement aux nouvelles instances technocratiques de régulation, mais qu’elles tendent de plus en plus à se confondre avec ce qu’on pourrait désigner comme la nouvelle forme des « appareils de domination », si cette notion restait pertinente[1] .
J’ajouterai que les systèmes d’attribution de bourses québécois (FRQSC) et canadien (CRSH) sont exactement à l’image de cette précédente citation. L’une comme l’autre de ces instances favorisent, par de multiples procédés légitimant technocratiquement une recherche plutôt qu’une autre, la consolidation d’un abîme de la liberté dans le domaine de la recherche, tout en écartant l’émergence de l’imagination sociologique et de la sérendipité. Ne sommes-nous pas devenus, comme l’appréhendait Charles Wright Mills en 1959, otages des sources de financement ?
Comment cela se perçoit-il ? Il suffit de prendre un cas de figure, qui pourrait en surprendre, voire en choquer, plus d’un. Pour saisir la portée de cette technocratisation, regardons de plus près le département de sociologie de l’UQAM. Nous en convenons tous, depuis plusieurs années, un virage, qui toucha les diverses disciplines académiques, s’est opéré au sein de l’UQAM. Je tiens à le mentionner dans le but de ne pas ostraciser mon propre département.
Progressivement, la grande chasse aux sorcières s’est mise en branle. Les cours sur Marx, les révolutions, les utopies ont été considérablement coupés, désubstantialisés, même si les classes étaient toujours bondées d’élèves. Ceux-ci furent remplacés et le seront de plus en plus par des cours abordant un enjeu ou un problème très spécifique de la société. La lente agonie du macro et du sens critique a fait place au micro, au pragmatisme et aux divers courants mettant de l’avant le problem solving. Le savoir instrumental repoussant ainsi le savoir réflexif. Demandez à certain-e-s chargé-e-s de cours et à certain-e-s professeur-e-s de l’UQAM, ils vous parleront de ce tournant contre-intuitif, allant à l’encontre de l’esprit de ce que fut jadis le département, mais aussi l’UQAM. D’une université à une autre, c’est le même scénario qui se répète. Récemment, un professeur très important du département de sociologie de l’Université Laval, Gilles Gagné, a été en quelque sorte victime de ces nouvelles orientations. Disons ici qu’il fut « poussé » à prendre sa retraite. Il l’a fait, et ce n’était pas pour aller jouer au golf. Utilisant sa tribune au blogue Trahir, Gagné critiqua fortement la vision du directeur du département de sociologie Simon Langlois :
Pour le professeur Langlois […] l’institution universitaire est une sorte de vapeur descendue du ciel pour le plus grand bonheur de la recherche subventionnée, des chaires de recherche, des savants et, donc, de la science et de la vérité. Les étudiants qui y sont admis (« en masse » dit-il), y sont des utilisateurs de passage venus chercher une « formation complète » (?) pour accéder à la consommation (de masse)[2].
Je tiens à revenir sur le processus de sélection des boursiers du CRSH pour la simple et bonne raison que cela représente selon moi l’application d’une censure départementale qui contribue grandement à cette chasse aux sorcières, tout en discréditant certains candidats au profit d’une minorité supposément pertinente. L’idée est simple, étant aux cycles supérieurs, vous avez le droit de faire une demande de subvention pour cet organisme subventionnaire (CRSH). Vous acheminez votre dossier au département de sociologie, qui analyse par la suite votre candidature. Au final, sur vingt excellents étudiant-e-s, seulement six seront les heureux élus d’une bourse allant de 20 000 à 35 000 dollars. Si vous remportez la palme de l’étudiant-e qui représente le mieux le système de pensée des professeur-e-s formant le comité, votre survie est assurée pendant votre cheminement académique. Si vous perdez, votre parcours sera des plus intenses, mais au moins vous pouvez vous consoler en vous disant que quelque part, vous faites partie du Salon des refusés.
Revenons-en à nos moutons. Mais qui donc forme ce comité ? Impossible de le savoir. Dossier classé secret. Une chose est certaine, à contrario de ce que certain-e-s professeur-e-s avancent, il y a réellement un jeu politique. Je ne prétends pas ici que le comité doit appliquer des règles visant à contrer tout dossier dans lequel il est inscrit les mots «révolutions», «macro-sociologie», «Freitag», «sens commun», «idéologie», «marxisme», «méta-concept», et j’en passe. Ce que j’avance, c’est qu’en harmonie avec la défragmentation progressive du sens critique uquamien est venue l’embauche de professeur-e-s qui n’ont peu ou pas d’intérêt pour ces questions s’attardant surtout à régler des problèmes sociaux s’ancrant dans le ici et maintenant. Ainsi invité-e-s à joindre le comité d’évaluation du CRSH, ces professeur-e-s vont mettre de l’avant les dossiers qui correspondent à ce que la sociologie représente pour elles et eux. Embauche politique renvoie à comité politique. Une censure qui s’articule donc par le choix d’un corps enseignant.
Cette réforme maintenant institutionnalisée, plusieurs professeur-e-s, chargé-e-s de cours et étudiant-e-s, dont je fais partie, espérons que le département de sociologie de l’UQAM ne s’enfoncera pas davantage dans cet abîme post-moderne de la recherche.
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[1] Michel Freitag, Le naufrage de l’université. Et autres essais d’épistémologie politique, Québec, Nota bene, 1998, p. 143.
[2] Gilles Gagné, L’Université de la société, publié en ligne le 9 avril 2015 : https://trahir.wordpress.com/category/gilles-gagne/
Ce qui est dommage, c’est que la masse des gens ne comprendront même pas la problématique.
Cette tendance à tout découper à une vision de mini-tâches à court terme.
C’est l’ensemble de la recherche qui subit cette pensée (tirée d’ailleurs du managériat à Burnham qui a inspiré le fordisme). En sciences appliquées (physique, chimie, biologie, …), la recherche fondamentale (long terme) est pratiquement abandonnée au profit de la recherche appliquée (application à court terme de la recherche fondamentale pour obtenir des brevets*).
Par le même processus: attribution des budgets de recherche et des subventions dans l’appliqué, recrutement de « professeurs » qui sont en fait des chercheurs « appliqués », …
La recherche est devenue une « ressource » à exploiter par les transnationales. En plus d’être infectée par la pensée managériale qui infiltre toute la société et en est rendu à devenir presque le seul mode de pensée en Occident (le seul en tout cas qui est permis dans les grandes institutions: universités, médias, lobbys, ministères, grandes entreprises, …)
*Brevets qu’on cède gracieusement aux « partenaires privés ». Lesquels ne paient que 10% à 20% des coûts de la recherche (le reste étant payé par les universités elles-mêmes). Et sur ce 10% à 20%, le gros est en plus déductible d’impôt (donc payé par les contribuables) via les crédits de « recherche et développement ».
Et comme ces brevets sont destinés à ces grands « partenaires privés » (comme les pharmaceutique, l’industrie gazière, etc.), ce sont les dits partenaires qui décident des sujets des dites recherches. Renforçant ce glissement (devenu une dégringolade) vers « l’appliqué ».
Vous avez bien raison de mentionner cette dérive marchande dans le domaine la recherche Monsieur Lagassé. Cela touche effectivement l’ensemble des disciplines, ce qui est d’autant plus problématique. Merci pour votre commentaire pertinent.