Les metteurs en scène québécois ont toujours eu du mal avec
le répertoire. C'est connu. On s'en attriste plus fort quand il s'agit de
Racine, très rarement monté chez nous et dont les alexandrins sont peu
fréquentés par nos acteurs, mais notre rapport à Molière n'est pas vraiment plus
heureux. Personne ne s'en formalise parce qu'après tout, Molière est un auteur
comique et qu'au Québec, on croit connaître les rouages de la comédie. Ce n'est
pourtant pas une raison pour traiter une pièce du répertoire comme un vulgaire
texte de comédie estivale ou de boulevard.
Le Bourgeois Gentilhomme, en ce moment à l'affiche du TNM
dans une mise en scène de Benoît Brière, est certainement une comédie. Mais
pourquoi faut-il qu'on en fasse une horrible farce, un simple prétexte pour
multiplier les changements de costume, les virevoltements dans tous les sens et
les mimiques burlesques à la Olivier Guimond ? Je me l'explique mal. On le
pardonne à Juste Pour Rire, passé maître dans ce type de bouffonneries, mais
est-ce bien le mandat du TNM, qu'on considère encore comme notre théâtre
national (à défaut d'en avoir un vrai) ? Passons sur cette mise en scène,
que mon collègue Christian Saint-Pierre critiquera en bonne et dûe forme dans
le prochain numéro de Voir et sur les ondes de Télé-Québec, mais il me semble qu'elle est emblématique de notre
rapport aux classiques.
Pourquoi aborde-t-on presque toujours les classiques comme
si c'était la première fois ? Pourquoi fait-on comme si on n'avait jamais
fréquenté ces textes, comme s'ils ne faisaient pas partie de notre culture,
comme si on ignorait totalement qu'avant nous, d'autres les ont lus, joués,
analysés, traduits, adaptés, commentés ? Trop souvent, les metteurs en scène
nous présentent ces œuvres avec un unique souci de lisibilité, en cherchant à
nous raconter de la manière la plus limpide et la plus efficace ces histoires
pourtant connues et reconnues, en ne s'attardant qu'aux enjeux de base. Faire
une relecture? Jamais de la vie. À quoi bon?
Ce n'est pas parce que le propos d'une pièce semble en soi «actuel»
qu'il est pertinent de le monter tel quel. Pour cela, le spectateur peut toujours aller
lire le texte par lui-même. Ce n'est pas parce que le système scolaire échoue à
enseigner les classiques aux Québécois que les institutions théâtrales doivent
en faire leur mission. Monter un classique sans volonté de le relire, de l'interroger
ou de le propulser ailleurs, c'est de la pédagogie, pas de l'art. Et je dois
dire que j'ai hâte qu'on en sorte.
Qu'en pensez-vous ?
Il faudrait que je vois cette production pour bien commenter. Je vais essayer d’y aller, mais déjà la pub télé, très «Guy Jodoin», m’agace. Cela dit, moi, quand je vais voir du Molière, c’est surtout pour le plaisir du verbe, pour entendre les mots s’échapper avec naturel de la bouche des acteurs, pour retrouver des répliques et des personnages aimés… Je ne cherche pas nécessairement à assister à une relecture. Par ailleurs, ce qui serait audacieux, c’est qu’une compagnie tente de recréer la comédie-ballet dans son ensemble, qui tenait, dit-on, en cinq heures avec toutes les danses prévues par Molière. Des compagnies françaises ont tenté la chose, avec un certain succès. Si je ne m’abuse, cette production du TNM redonne une certaine ampleur au ballet burlesque qu’est la cérémonie turque; c’est déjà un pas. On aurait pu faire appel au savoir-faire de la compagnie Les Idées Heureuses, qui recrée merveilleusement des danses de l’époque, un plaisir pour l’oeil et l’esprit.
Chère Stéphanie je te laisserai juger par toi-même du ballet turc mis en scène par Benoit Brière. Rappelons-nous également que le metteur en scène Carl Béchard a tenté en 2006 au TNM de monter Le Malade Imaginaire avec tous ses intermèdes et ses ballets. Ça a été un succès. Je n’ai pas vu ce spectacle, mais ce n’était assurément pas mené avec le même souci d’exactitude que ne l’a fait par exemple Benjamin Lazar en France avec, justement, Le Bourgeois Gentilhomme, en s’inspirant des travaux d’Eugene Green sur la parole baroque. Pour ça, bien sûr, il faut du temps et de l’argent, ce dont le TNM ne dispose pas assez. Mais je le mentionne parce que ça peut intéresser des gens. Vidéo ici: http://www.youtube.com/watch?v=eGkCSHBGAyg
Tu dis « quand je vais voir du Molière, c’est surtout pour le plaisir du verbe, pour entendre les mots s’échapper avec naturel de la bouche des acteurs ». J’ai aussi beaucoup de respect pour les acteurs et je sais que le verbe et la mécanique comique de Molière constituent pour eux un défi en soi. Ils ont toute mon admiration. Mais doit-on s’en contenter? Dans mon idéal de la chose, et je suis quelqu’un de très idéaliste, il faut qu’une mise en scène contemporaine d’un classique transcende la technique et porte un propos, une âme, une personnalité qui va au-delà de la simple redite. Ceci dit de manière générale sans trop insister sur le spectacle actuel du TNM.