Le festival Vue sur la relève débute cette semaine. Vous
pourrez y voir les 4 contes crades de Jean-Philippe Baril-Guérard (auteur de
Baiseries, qui vient de quitter l'affiche de l'Espace 4001), ainsi que Villes
Mortes, de Sarah Berthiaume. Deux spectacles s'insérant, à différents niveaux,
dans la tradition du conte urbain. Je vous invite à relire les critiques que j'avais
faits de ces spectacles au cours du dernier festival Fringe. D'autres
découvertes sont également au rendez-vous, détails au www.vuesurlareleve.com
Mais parlons-en de la relève. Et parlons en franchement et
crûment, pour une fois. Il y a urgence en la demeure. Dans le numéro 287
de la revue Liberté, en kiosques depuis quelques jours en cette saison de son cinquantième anniversaire, l'auteure Geneviève
Billette y va de son petit coup de gueule. La relève est trop conservatrice,
dit-elle, tirant cette conclusion de son passage dans le jury du tout nouveau
gala des Cochons d'or l'an dernier.
Et je cite : «Je me serais attendue à sortir décoiffée des
salles de spectacle. À être confrontée à des ruades artistiques qui n'auraient
pu rêver de leur existence dans des cadres traditionnels. Trop souvent, j'ai
trébuché sur des propositions qui rivalisaient de conservatisme avec celui qui
hante nos grandes scènes, le budget en moins, il va sans dire. […] Personne ne
semble animé du désir d'ébranler les colonnes du temple. Quelle est la valeur
du théâtre si aucune pensée artistique, aucune vision, ne président à l'aventure ?
[…] Pourquoi ouvrir les portes et pousser l'audace jusqu'à faire payer, si le
seul désir est de voir les pontes du théâtre nous voir sur les planches, dans l'espoir
qu'ils nous adoubent, appellent, engagent ? »
En lisant ce formidable cri du cœur, j'ai hoché de la tête
et presque poussé un soupir de soulagement, tant j'étais heureux, et c'est peu
dire, de voir que quelqu'un osait enfin dire les choses telles qu'elles sont. Car
dans le beau monde du théâtre montréalais, la tendance est plutôt à l'autocongratulation,
et vous lirez partout que la relève est dynamique, talentueuse et prometteuse. Talentueuse, elle l'est certainement. Bien intentionnée elle est
aussi. Mais il est vrai que, bien souvent, à l'Espace 4001 ou à l'Espace La
Risée, en passant par La Petite Licorne, la salle Jean-Claude Germain et la
salle intime du Prospéro, on ne voit que des numéros d'acteurs, des pièces
choisies expréssément pour mettre en valeur les jeunes comédiens et les faire
voir aux yeux de leurs pairs. Des dramaturgies réalistes jouées de façon très
instinctive, ou bien des textes originaux mal foutus et des mises en scène peu
inspirées, qui dépassent rarement l'intuition et ne proposent que très rarement
de nouveaux angles ou de nouvelles réflexions sur les thèmes pré-digérés que
sont les relations de couple contemporaines, l'incommunicabilité, l'hypersexualisation,
l'individualisme, la solitude, et j'en passe. Pas de folies esthétiques non
plus, au profit d'une proprette et désolante uniformité. Et la plupart du temps, les jeunes artistes se disent "modestes" et "sans prétention". Je veux bien, mais n'ayons pas si peur des démarches sérieuses, approfondies et revendicatrices d'une vision et d'une esthétique fortes. Ce n'est pas prétentieux de vouloir faire évoluer son art. C'est ce qu'on fait tous les grands artistes et c'est légitime et même attendu.
Il y a des exceptions, bien sûr. Et surtout des
explications. J'accuserais en premier lieu les fameuses règles non-écrites
de «l'industrie culturelle», qui semblent dicter une pratique artistique très
consensuelle dans le but de ne pas s'aliéner le public. Comme le dit Christian
Lapointe quelques pages plus loin dans le même numéro de Liberté, la relève est
aujourd'hui complètement larguée par les subventionneurs si elle se situe trop
dans la marge. «Pour ceux qui ne produisent pas un théâtre, disons, consensuel,
très près des institutions, c'est devenu pratiquement impossible, aujourd'hui,
de mettre le feu à l'esthétique de ceux qui les précèdent pour voir ce qui
pourrait bien renaître des cendres. Cela a pour résultat que les jeunes, au
lieu d'arracher la tête de leurs parents, visent maintenant directement une
place dans l'institution. Et comme l'institution les encourage à aller dans ce
sens-là, c'est comme si tout le monde n'occupait que la seule et même parcelle
de terrain théâtral.»
Il y a aussi, comme le disait Gilbert Turp sur ce blogue
il n'y a pas si longtemps, l'absence de «conscience historique» des artistes
québécois, qui n'ont ainsi aucun scrupule à répéter ad nauséam ce que les
autres ont fait avant eux. L'absence de «conscience internationale» est
aussi un fléau bien répandu, et on me traitera de colonisé s'il le faut, mais
il est insensé de penser faire aujourd'hui un théâtre national pertinent et
valable sans considérer les esthétiques et les dramaturgies d'ailleurs. Qu'on
le veuille ou non, les avancées sont réelles et considérables en Europe et chez
certains artistes américains. L'évolution de la recherche et de la théorie théâtrale
sont aussi des paramètres que devraient considérer les jeunes comédiens ou les jeunes
metteurs en scène, il me semble. (Je suis conscient, cela dit, que la
conscience de l'international et des avancées théoriques fait aussi défaut aux critiques,
ce qui n'aide en rien le milieu, toujours flatté dans le sens du poil par ses
observateurs, journalistes, critiques ou chroniqueurs.)
Geneviève Billette ajoute qu'elle plaide coupable. «Ma
génération artistique n'a pas fait mieux. Nous n'avons pas fait exploser
grand-chose, presque tous nous attendions, docilement agenouillés, la
reconnaissance de pairs établis et influents. Mais de constater que la nouvelle
génération s'agenouille à son tour devant les mêmes figures, les mêmes modèles….
Oula, ça ne va pas, ça ne va pas du tout.»
Qu'en pensez-vous ? N'est-il pas temps de mettre le feu ?
De tout chambarder ? Cette génération, c'est la mienne. Et si je rêve, de
mon côté, à une transformation de la critique théâtrale à Montréal, j'ose espérer
que mes jeunes collègues artistes rêvent aussi d'une ardente révolution.
Raffraichissant à lire!
Merci à Geneviève Billette de saisir ce flambeau, de prendre cette parole à contre-courant. Ça me fait d’autant plus plaisir que le Gala des cochons d’or (relié à Carte Premières) a justement été créé pour ces raisons : questionner le théâtre et valoriser l’audace artistique. Je trouve donc là une alliée!
Il reste assurément beaucoup de chemin à parcourir. Et j’ose espérer que les générations d’artistes émergents auront envie de prendre cette marche. Les sentiers identifiés par Geneviève Billette et Philippe Couture seront d’autant plus agréables à (re)défricher.
« Pourquoi ouvrir les portes et pousser l’audace jusqu’à faire payer, si le seul désir est de voir les pontes du théâtre nous voir sur les planches, dans l’espoir qu’ils nous adoubent, appellent, engagent ? »
Je crois que c’est là que Geneviève Billette met le doigt sur le problème. J’ai l’impression que la cause de la surabondance de théâtre inutile dans le réseau alternatif vient du conditionnement que nous avons reçu pendant et après notre formation.
Nous sommes constamment bombardés par l’idée que seuls les artistes entreprenants qui créent leur propre emploi réussiront. Du coup, tous considèrent presque naturel de fonder leur compagnie et de rouler leur bosse en présentant des spectacles adaptés à leurs caprices d’acteur, d’auteur ou de metteur en scène. Ça expliquerait l’explosion du nombre de compagnies de théâtre depuis le début des années 2000. Des compagnies qui n’ont souvent d’autre raison d’être que de promouvoir la carrière de ceux qui les fondent: certaines l’inscrivent d’ailleurs dans leur mandat de façon plus ou moins claire.
En général, ça se remarque assez vite une fois rendu en salle (et parfois même avant). C’est particulièrement choquant quand il s’agit de textes de répertoire, parce que je sens parfois que plus d’efforts sont déployés à justifier le fait de monter une pièce qu’à en explorer réellement le matériau artistique.
Le problème tient dans la vision de ce que doit être une compagnie de théâtre. Les jeunes artistes doivent comprendre qu’on ne fonde pas une compagnie pour se donner du travail mais pour entamer une démarche. On ne fonde pas une compagnie en attendant de jouer dans le réseau institutionnel. On ne fonde pas une compagnie pour se faire voir. Et pourtant, c’est ce qui arrive.
Je n’ai malheureusement pas l’impression que la tendance se renversera dans l’immédiat, parce que c’est très réconfortant, quand on ne travaille pas, de se garantir un show par année, un show d’un style qui nous plaît bien, et dont le casting est adapté aux membres de la compagnie, même si dans l’absolu, la production ne dit rien du tout et le dit tout à fait platement.
Cela dit, on pourrait me reprocher moi-même tout ce que je reproche, parce que je fais partie de cette génération obsédée par l’hypersexualisation et l’incommunicabilité qui présente des spectacles au Fringe et à 4001.
Le plus important, dans le fond, c’est qu’avant de commencer un processus de création, on devrait se demander pourquoi on fait du théâtre à chaque fois. Juste avec ça, on élaguerait beaucoup la scène alternative.
David et Jean-Philippe, je suis très heureux de voir que cette prise de parole vous inspire. Geneviève Billette précise aussi, dans son texte, qu’elle a constaté dans les délibérations du jury que les jeunes artistes sont conscients du problème et capables de rigueur quand ils commentent les projets de leurs pairs. « Si j’ai été surprise de leur soudaine rigueur, dit-elle, je me suis à la fois demandé pourquoi cette rigueur ne s’exerçait pas en amont. » Peut-être ne manque-t-il donc pas grand-chose pour assister à la révolution dont je rêve.
Jean-Philippe, je tiens aussi à préciser qu’à mon avis ce n’est pas en soi un problème de parler d’incommunicabilité et d’hypersexualisation; ce sont des thèmes encore très importants. Le problème est qu’on en parle toujours de la même manière et que c’est en train de devenir un cliché du théâtre contemporain. Je ne parle pas ici de ta pièce Baiseries en particulier, mais de tout ça en général.
Il me tarde de lire en entier le texte de Geneviève Billette, car les seuls extraits ci-dessus m’ont fouetté les sens. J’adhère au point de vue de mon confrère Jean-Philippe, mais j’aimerais aussi souligner de nouveau, au risque de nager dans les clichés, deux luxes qui paraîtront évidents: l’argent et le temps.
Car ne soyons pas dupes: une partie de la relève, même si formée à la base en interprétation théâtrale, déserte vite fait ce milieu qui n’a pas les moyens de la faire vivre, attiré par les sirènes lucratives de la télé et du cinéma, même si les élus sont aussi peu nombreux mais gagnent mieux leur vie. Alors on en oublie souvent de fréquenter les théâtres ou même d’en lire, et si d’aventure on fonde une compagnie provisoire, on se donnera bonne conscience en accumulant quelques crédits UDA, dans l’espoir de pouvoir un jour s’adonner à la publicité et au doublage, les deux vaches à lait des comédiens. Comment briser ces réflexes de survie?
Et encore, si l’on avait le luxe du temps pour trouver quelque assise à un travail de recherche, d’exploration et/ou d’improvisation… Mais combien de mes camarades sont enchaînés aux 30h/semaine d’un restaurant ou d’un café, pour arriver à payer leur loyer? Je ne dis pas cela pour les juger, loin de là. Je me débats à ma manière avec ce dilemme perpétuel. Mais de quelle manière retrouver le souffle, la disponibilité, la capacité d’émerveillement nécessaires à la création, à une démarche approfondie, dans de telles conditions?
La précarité de ce métier est telle que nous, artisans de la relève, sommes devenus frileux, anticipant la prochaine facture d’électricité! Il nous faudra nous réapproprier l’espace public et la parole citoyenne pour avoir le culot, l’audace de laisser mûrir nos élans créateurs dans le temps, en replongeant à même nos mythes fondateurs.