Depuis quelques semaines, je me suis glissé dans la salle de
répétition de Caligula
Remix, adaptation et mise en scène de Marc Beaupré à partir de la
pièce
d'Albert Camus, qui prend l'affiche du Théâtre La Chapelle le 29 avril
prochain. Voici encore des échos de cette expérience d'observation, mais
surtout
d'échange entre un jeune metteur en scène et un jeune critique.
Voici les comédiens de Caligula Remix, réunis autour d'une
table. La table, dans la mise en scène de Marc Beaupré, est devenue
primordiale. Pas celle-ci, bien sûr. Une bien plus grosse table, inclinée et
jonchée de micros, au bout de laquelle trônera Emmanuel Caligula Schwartz et
ses bidules sonores. Vous l'aurez compris, la réponse au grand questionnement
du metteur en scène à propos des passages sonores du réel au virtuel a été
trouvée. Il n'y aura plus de sons préenregistrés, ou presque plus, pour que chaque
transformation sonore soit faite en direct par un Caligula-chef-d'orchestre au
moyen de consoles de son. De la voix amplifiée des comédiens jusqu'au «son
virtuel», il n'y aura qu'une étape de transformation, effectuée chaque soir en
direct. La collaboration du compositeur Louis Dufort en est bien sûr très
réduite. Bon joueur, Louis a accepté sans rechigner.
La table propose aussi une vision plus concrète du
«dispositif de narration» que Marc veut créer pour raconter Caligula selon le
point de vue du lecteur-chercheur d'aujourd'hui, qui revisite la pièce en
l'interrompant et la soumettant à des répétitions, des allers-retours, des jeux
d'échos, des mises en perspective, des regards surplombants. Ainsi attablés,
les comédiens ont presque l'air d'un groupe de travail réuni pour lire et
interroger un texte. Mais la sructure permet aussi l'accumulation de plusieurs
couches de sens. Ils sont à la fois des acteurs en interaction avec un grand
texte et en plein de travail de construction d'un spectacle, des voix dirigées
par un chef d'orchestre dans un souci d'ampleur et d'harmonie vocale, ainsi que
des représentations tronquées de personnages romains réunis là par souci de
mémoire et de réappropriation. À l'avant-plan, il y a toujours le texte, les
mots et la pensée en action, ce qui fait qu'on ne perd jamais de vue qu'il
s'agit d'un empereur tyrannique en quête de sens devant l'absurdité de la vie
humaine.
Dans ce contexte-là, l'ajout de morceaux de texte provenant
d'autres sources que la version connue du texte camusien prend tout son sens. Quand
Caligula explique à Ceasonia les motifs de son comportement tyrannique,
Marc a ajouté une diversion, un passage tiré du premier manuscrit de Caligula
écrit en 1934, dans lequel Caïus explique son sentiment de manière plus romantique,
racontant son mal de vivre par le truchement de son amour démesuré pour sa sœur
Drusilla plutôt que par son constat de l'absurdité du monde (les hommes meurent
et ne sont pas heureux). Cette diversion sera vite abandonnée, presque
ridiculisée tant elle ne corrrespond pas à la vision privilégiée par Camus par
la suite. Mais elle aura permis d'envisager le personnage selon un point de vue
différent, de l'aborder dans toute sa complexité, en considérant la genèse de
l'écriture de la pièce. D'autres passages intègrent des textes de Lucrèce ou de
William Blake par exemple.
Quand je disais de la relève que j'y constate une absence de
«conscience historique», je voulais précisément dire que peu de jeunes artistes
intègrent dans leurs projets cette vision historiciste des grands textes. Il
est pourtant fort intéressant de voir des mises en scène qui ne font pas que
nous raconter une histoire, mais s'intéressent aussi au chemin que cette
histoire a parcouru pour venir jusqu'à nous, ainsi que l'impact de cette
histoire sur nous, ou les différentes visions qui les sous-tendent. Enfin, c'est
une manière de faire preuve de conscience historique, comme le sont les
actualisations et autres transpositions que les metteurs en scène imposent aux
textes du répertoire. Celle-là a le mérite de placer le texte au-devant de l'acteur,
comme une partition circulant d'une voix à l'autre pour être mieux entendue,
sans toutefois qu'il ne soit immuable et qu'on ne se permette pas de le
déconstruire.
En salle de répét, du moins, le remixage donne lieu à d'intéressants
questionnements et à de rafraîchissantes interrogations sur le jeu d'acteur.