Dans Le Devoir de vendredi (9 avril), le critique Luc
Boulanger frappe fort sur Christian Lapointe et son spectacle Trans(e). Sa
critique ne s'embarrasse pas de trop de nuances. Elle témoigne en fait de son refus
de plonger dans l'œuvre de Lapointe, la jugeant prétentieuse et ridicule. Luc
Boulanger a parfaitement le droit d'agir ainsi, même si ses collègues au
Devoir se montrent généralement plus ouverts. Ce qui ne signifie pas qu'ils sont
toujours enthousiastes et complaisants, seulement qu'ils accordent du crédit et
de l'importance à chaque démarche artistique à laquelle ils sont confrontés. Avec
tout le respect que je dois à Luc Boulanger, un critique plus expérimenté que
moi, son manque d'ouverture et son refus d'analyser le spectacle de Lapointe ne
correspondent pas à ma vision de la critique, que je voudrais toujours «ouverte
à la pluralité des voies artistiques», comme le dit si bien le texte d'introduction
au code d'éthique de l'Association québécoise des critiques de théâtre. Je ne
prétends pas faire mieux que Luc dans ma parole critique en général, mais je
voudrais ici répliquer à sa critique et en profiter pour vous partager mes
propres réflexions sur le spectacle de Christian Lapointe.
D'abord, il accuse Christian Lapointe d'être prétentieux, s'appuyant
sur les propos qu'il tient dans le cahier dramaturgique Le Souffleur. Long
préambule dans lequel il évite de traiter du spectacle, et surtout de sa propre
interprétation du texte de Lapointe, pour souligner ce qui lui apparaît comme
de l'arrogance de la part du jeune artiste qui veut «arracher la tête de ses
parents». Il brandit l'argument de la perspective historique, mentionnant que
Lapointe «devrait avoir l'humilité de reconnaître qu'il n'est ni le premier ni le
dernier à faire ainsi.»
Or, Christian Lapointe est sûrement l'un des jeunes
artistes québécois les plus conscients de l'histoire théâtrale dans laquelle il
s'insère. Son théâtre puise dans le symbolisme de la fin du 19e siècle
pour le réinventer et lui donner une signification toute contemporaine. Les
symbolistes comme Lugné-Poe (Théâtre de l'Oeuvre) ou Paul Fort (Théâtre d'Art)
créaient essentiellement un théâtre mental, dans lequel l'idée primait sur la
réalité, dans le but d'explorer la psyché humaine et la spiritualité. En
privilégiant la quasi-immobilité de ses acteurs et la profération
non-naturaliste du texte, Christian Lapointe fait la même chose et invite à
écouter la pensée en action plutôt qu'à s'attarder à la présence et à l'émotion
de l'acteur. En travaillant une énonciation symboliste qui n'est pas nécessairement
lente et étirée, mais plus aggressive, et qui plus est, en québécois plutôt qu'en
français normatif, Lapointe adapte le symbolisme à son propre discours, plus
porté vers la dénonciation d'une société anti-intellectuelle et déshumanisée
que vers la recherche de spiritualité ou de sacré. Il ne confond donc pas «provocation
facile et théâtre symbolique», comme le dit Luc Boulanger, mais il utilise le symbolisme
pour reconnecter le spectateur avec son intellect et ses sens, se positionnant à
l'encontre de notre société du prêt-à-penser et de la synthèse réductrice. Lapointe
me semble très conscient de son inscription dans l'histoire du symbolisme, dont
il partage l'intérêt avec des metteurs en scène québécois et français d'envergure,
comme Denis Marleau et Claude Régy.
Trans(e) ressemble-t-il à «un mauvais
spectacle du Living Theatre dans les années 1960 ?». Très peu, à mon avis,
même si je ne connais le Living que par des textes et des extraits vidéo. La
révolte de Lapointe est plus vaste, elle s'attaque, encore une fois, à la
disparition de la pensée dans notre société et n'est pas tellement nourrie de
la recherche de spiritualité et de communautarisme du Living, même si on
retrouve chez Lapointe une propension au cérémonial et un certain désir de
réagir à l'effritement du lien social, ou plutôt, de considérer le monde comme l'ensemble
complexe et désassorti qu'il est devenu.
Boulanger dira plus tard que Trans(e) est un «spectacle de
50 minutes durant lequel Lapointe et sa complice Maryse Lapierre manipuleront
une poupée gonflable; réciteront nus et immobiles un texte incompréhensible
(tenant davantage du délire verbal de l'écriture automatiste que du travail d'un
dramaturge); abuseront des effets sonores visuels et bidon» et que c'est «du n'importe
quoi, n'importe comment!»
Il me semble que Luc Boulanger rate l'occasion de réfléchir
au sens du texte de Lapointe, et de nous expliquer réellement en quoi celui-ci
tient du délire verbal. Certes, le nouveau texte du directeur artistique du Théâtre
Péril est moins fertile que ne l'était, dans le même genre, celui d'Anky ou la
fuite. Dans Anky, les phrases étaient tout aussi longues et tourbillonnantes,
mais chaque séquence textuelle évoquait à la fois la rupture amoureuse et le
vide qui s'ensuit, la disparition de l'identité ou le désir de s'arracher à
soi-même, la dictature de l'image au détriment de la parole et l'abrutissement
collectif dont nous sommes les principaux acteurs. Trans(e), à mon avis, ne
ratisse pas si large et utilise l'image de l'hermaphrodite pour se concentrer
sur l'idée qu'il faille lutter contre une vision binaire du monde et jeter plutôt un regard multiple sur la réalité, en plus de poursuivre une réflexion sur l'identité,
sur le sentiment d'être étranger au monde qui nous entoure, finalement sur la
déshumanisation des rapports humains.
Cette fois les longues phrases
tournent un peu en rond, peut-être, et se répètent sans toujours se faire écho… Mais le sens du texte nous apparaît ainsi plus
clairement, et la réflexion que Lapointe propose n'en est pas moins inspirante,
quand on se donne la peine d'écouter, et ce, même si c'est exigeant. De mes
yeux et ma propre sensibilité, j'y vois un appel à lutter contre la
simplification et le nivellement par le bas, doublé d'une stimulante réflexion
sur les difficultés d'habiter son propre corps dans une société qui valorise la
standardisation, ce qui mène inévitablement à une réflexion sur la
standardisation des identités, des opinions, des approches du monde. D'autres y
auront sans doute compris autre chose, puisque le texte demeure ouvert, mais la
représentation est cohérente et non, ce n'est pas «n'importe quoi». Moi non
plus, je ne saisis pas tout à la première écoute, et certaines phrases m'ont
semblé plus creuses cette fois-ci, mais j'ose croire que rien n'est à ce point
laissé au hasard dans l'écriture de Lapointe.
Une dernière chose. Luc Boulanger ironise sur le cahier
dramaturgique Le Souffleur, «offert gratuitement grâce à la générosité des
subventionnaires!». Va-t-on vraiment se plaindre du fait qu'un artiste
subventionné prenne une partie de son mince budget pour publier un livre d'accompagnement
à ses spectacles, dans une optique de faire dialoguer son théâtre avec la
société et prolonger l'expérience de spectateur? C'est là une démarche tout
aussi artistique que la création de spectacles, qui plus est lorsqu'il s'agit d'un
ouvrage touffu qui offre énormément de pistes de compréhension du travail et
des influences de l'artiste. Oui, nos taxes doivent servir à des démarches artistiques et des publications intelligentes et, s'il le faut, radicales, même si elles ne font pas l'unanimité. Car la liberté d'expression, exercée avec responsabilité et rigueur, ne se produit pas dans les milieux privés où la quête du profit surpasse tout. Elle a lieu dans les oeuvres et les initiatives d'artistes et d'organismes subventionnés, qui peuvent encore un peu, mais si peu, échapper à la totale emprise du marché.
Photos: Yan Turcotte
Je dois dire que j’aime le théâtre que fait Christian Lapointe. J’ai découvert ce metteur en scène avec la pièce Axël qu’il présentait au théâtre Prospero en 2006. Si monsieur Boulanger avait vu cette pièce (ce qui n’est probablement pas le cas) il aurait assurément perdu tout moyen tant la pièce était d’une densité anormale. Rien à voir avec Trans(e) que j’ai pu voir cette semaine. Je dois dire que je préfère quand cet artiste met en scène des textes qui ne sont pas de son cru. Il me paraît toujours plus à même de faire des mises en scène d’autant plus forte dans ces cas-là. Mais il semble que cette opinion ne soit pas partagée par tous puisque les deux fois que Lapointe a mis en scène ses propres pièces (C.H.S. et Anky) Christian Saint-Pierre nomma celles-ci meilleurs pièces de l’année dans son palmarès annuel. Et oui, il est difficile de dompter un artiste comme celui-là. Je dois dire que, même quand il s’agit de ses propres textes, je préfère de loin son théâtre (qui appel à l’intelligence du spectateur) qu’à d’autres pièces souvent trop convenues. Une chose est certaine : s’il y a bien quelqu’un qui ne fait pas n’importe quoi c’est bien lui. Encore une fois dans sa pièce Trans(e) chaque mot, chaque geste et chaque intervention des éléments conceptuels sont réglés minutieusement. On dirait que la critique dans le Devoir tiens du règlement de compte plus que de la critique. Et oui, cela fait sourire de lire des rapprochements historiques complètements farfelu fait par un critique qui lui-même accuse l’artiste de ne pas être conscient de l’histoire. En bref, oui, parfois il est plus difficile à suivre cet artiste dont on peut souvent témoigner tant de sa capacité à travailler en équipe avec des concepteurs que de sa capacité à assumer l’ensemble de la conception d’une œuvre mais celui-ci ne donne jamais dans la banalité. Ce que monsieur Boulanger a vraiment raté cette fois-ci c’est de nous prouver qu’il pouvait se frotter à une œuvre dense que ce soit pour la démolir ou l’encenser. Les critiques les plus dures comme les plus dithyrambiques se doivent de faire preuve de rigueur. Spécialement dans un quotidien comme le Devoir.
Cher Philippe,
Ton texte est 100 fois plus éclairant que le spectacle en question !
Permets-moi d’ajouter mes commentaires post-critique.
D’abord, je ne dis pas que la démarche de Lapointe et celle du Living Theatre est semblable. Le rapprochement que je fais, c’est dans le côté dénonciateur, « in your face » et anti-commercial de la représentation.
C’est tout.
Ensuite, j’aurais bien aimé plonger dans l’oeuvre, analyser le texte… si j’avais pu en saisir le propos.
Mais le texte est garroché ou, comme tu écris, « proférer de façon non-naturaliste ». À un point tel, que la coupe de son interprétation déborde de tous bords.
Ce n’est pas exigeant: ça tourne en rond !
Or moi, je préfère quand un artiste nous fait aller de l’avant.
Pour le « Le Souffleur », tu as raison : l’ironie était déplacée. Lapointe peut utiliser son argent comme il veut. Je trouve simplement incongru qu’il dénonce en même temps le manque de subventions du théâtre en marge, dans un texte publié dans la revue « Liberté »…
Enfin, oui le ton de ma critique est dur. J’ai écrit à chaud. Je n’ai pas vu ses autres créations… Mais le style de « Trans(e) » est aussi violent et sans compromis.
Certes, un critique doit faire preuve d’ouverture. Il doit pouvoir se frotter à des oeuvres exigeantes. Mais l’éthique ne l’oblige pas à adhérer à TOUT ce qu’il voit!
J’ai eu une réaction forte et… humaine à une réprésentation qui, selon toi, traite de « la déshumanisation des rapports humains ».
Finalement, Philippe, je suis peut-être plus ouvert que tu le crois…
Luc Boulanger
Cher Luc
Je suis heureux de voir que ce dialogue est possible entre nous.
D’accord pour le Living. Peut-être que Christian Lapointe est animé de la même énergie rebelle, revendicatrice. Il a la même posture anti-commerciale, oui, et lutte contre la marchandisation de la culture. Ce n’est pas exactement ainsi qu’on le lisait dans ta critique cela dit…
Si Lapointe choisit une énonciation non-naturaliste, elle est tout de même d’une grande précision. Et, en fait, j’apprécie particulièrement le fait que cette diction toute particulière m’invite à un nouvel état réceptif, à écouter différemment, à fermer les yeux parfois pour recevoir pleinement cette musique. Quand on s’y met, le texte n’est pas si impossible à comprendre.
On en reparlera au prochain spectacle de Lapointe. Faudra attendre toute une année, même plus, mais le temps passe vite.
@francis marquis: Si Christian Saint-Pierre et moi préférons quand Lapointe met en scène ses propres textes, je crois que ce n’est pas spécifiquement pour ses textes que pour la pureté de l’esthétique symboliste qui les accompagne. Et pour la radicalité de cette proposition, qui fait effectivement beaucoup de bien dans le contexte du théâtre québécois, dont les propositions ne rivalisent pas toujours d’audace.
Philippe,
Si tu veux te ferner les yeux durant une représentation, va entendre un concert ?
Pas une pièce de théâtre.