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Parler critique avec Choinière

Il y a un an, Olivier Choinière se
désolait du manque de rigueur de la critique montréalaise, dans une lettre
publiée sur le blogue de mon collègue Christian Saint-Pierre. Je lui ai répondu
ici, puis sur la scène du Théâtre Aux Écuries lors du Gala des Cochons d'Or.
Mais hormis quelques échanges furtifs entre Oliver et moi dans les corridors de
ce même théâtre, ma réponse est demeurée lettre morte. Profitant de la reprise
de sa pièce Félicité à l'Espace Go, nous reprenons le dialogue là ou il a été
interrompu. Voici la première partie de nos échanges, qui se poursuivront sur
plusieurs jours.

 

Parathéâtre:

Cher Olivier; tu te bats très fort contre la tendance de
certains critiques à se limiter à déterminer si l'artiste a répondu
ou non à ses propres objectifs. Tu as le sentiment que les critiques qui ont
porté leur regard sur Félicité ne l'ont pas observé autrement que selon le
filtre que tu leur as toi-même tendu en entrevue, en présentant ta pièce comme
une opposition entre le paradis d'une vedette et l'enfer de ses fans. Je ne
sais pas si j'arrive moi-même à aller aussi loin que je le voudrais dans les
très courts textes qu'on me permet de publier dans le journal Voir, mais je
suis bien d'accord avec toi. Dans un monde idéal, la critique devrait voir plus
loin que l'objet théâtral en lui-même, en le considérant comme une matière
offerte à une réflexion plus large. J'ai bien peur que le manque de temps, le
manque d'espace, et le manque d'engagement de certains
critiques constituent un frein à l'approche réflexive que tu
préconises. Il y a des réflexions que je me fais sur les spectacles que je
vois, mais qu'hélas je ne peux pas écrire dans mes critiques, car le trop peu
d'espace qui m'est alloué m'empêcherait les nuances qui s'imposent. Peux-tu me
dire quelles sont les dimensions de ta pièce qui te paraissent avoir été
occultées par la critique ? Est-il possible, à ton avis, d'entrer dans le
vif du sujet en demeurant très concis ?

 

Olivier Choinière:

Cher Philippe, si je me bats contre
quelque chose, c'est contre la conception universellement répandue selon
laquelle tout ce que nous sommes, tout ce que nous faisons correspond à un
produit qui répond à une demande. J'ose espérer que le théâtre, même s'il
constitue une business, va au-delà de
cette demande, qu'il peut encore déjouer les attentes, surprendre l'acheteur de
billets comme le critique professionnel, pour en faire un spectateur engagé,
pleinement investi dans une expérience.

Entendons-nous : les critiques de Félicité,
suite à la création au Théâtre La Licorne par la Manufacture en 2007, furent
« bonnes », c'est-à-dire flatteuses pour l'ego des
artistes. Tout le monde a souligné la finesse de la mise en scène, la justesse
du jeu des acteurs, l'orginalité de l'écriture, tout comme la qualité
artistique des différentes composantes du spectacle.

Or l'art n'est pas
un concours d'adresse, ni un talent show.
Par le théâtre, je m'adresse à mes semblables. En lisant les critiques –
puisque je les lis – j'avais l'impression d'avoir donné un coup d'épée dans
l'eau. J'avais l'impression qu'ils n'avaient que repris dans leur mot le
communiqué de presse qu'on leur a envoyé trois semaines avant la première, avec
en marge des coeurs ou des bémols. Personne ne semblait s'être véritablement
penché sur ce que cette pièce tentait de dire.

J'en fus sûrement
le premier responsable, puisque je présentais (en entrevue comme dans le
programme) la pièce comme une vision du star-system avec, aux antipodes, le
paradis d'une vedette et l'enfer d'une de ses fans, victime d'inceste. Toutes
les critiques ont repris en d'autres mots cette opposition. Mais la pièce ne
dit-elle que cela? Que dit Félicité?

Par un
« habile glissement », a noté la Critique, nous passons lentement du
monde merveilleux de Céline, à celui, sordide, d'Isabelle, personnage inspiré
d'un fait réel (l'affaire Raynald Côté), qui a servi d'esclave sexuel à sa
famille avant de mourir du cancer. Opposer ces univers, dire: "Voici le paradis
et voici l'enfer" est assez manichéen merci, alors que la pièce, au fond, fait
tout le contraire. Par fines couches et ce, contre notre gré, nous sommes
amenés àà superposer le visage de Céline sur celui d'Isabelle. Voilà notre
enfant chérie plongée dans une insupportable histoire d'inceste. Quelle
horreur!… Mais n'y trouvons-nous pas un certain plaisir?

Car mon "objectif"
n'était pas de parler du star system,
ni de faire du Céline bashing, ni de
dire à quel point les journaux à potins font partie de nos vies (et surtout de
la vie des gens-qui-ont-donc-pas-de-vie et que nous ne sommes pas). Pour moi,
la question est: Qu'est-ce qui nous fait courir? Qu'est-ce qui nous fait
bander? Je crois que nous trouvons notre félicité (mot qui recouvre d'un voile
de pudeur le concept d'orgasme ultime), Nous, les consommateurs-jouisseurs de
la Société du Spectacle, dans le passage, le montage et la superposition
d'univers qui ne devraient jamais se rencontrer. Dans une culture encore
fortement chrétienne (d'autant plus chrétienne qu'elle se croit débarassée de
la religion), cela revient à se plonger en plein interdit, qui regorge de
saints devenus pédophiles, de bon pères qui se révèlent incestueux, de vierges
plus tard violées et d'enfants abusés, menottés aux barreaux du lit. Voilà les
mythes inavouables qui agitent encore
notre société, qui secouent actuellement l'église catholique et qui est à
l'origine de toute la pornographie contemporaine, les images interdites qui
nous sidèrent, devant lesquelles nous poussons des cris d'horreur, mais qui au
fond nous fascinent.

Voilà, entre
autre, ce qu'on aurait pu en dire. Bien sûr, il s'agit du point de vue de celui
qui a écrit la pièce, qui l'a vu monter plusieurs fois, qui y a réfléchi durant
des années, etc. Je ne m'attends pas d'une critique qu'elle se fasse la
traduction mot pour mot de ma pensée profonde. Je ne suis pas control freak à ce point. Au contraire,
je m'attends à une interprétation complètement libre, mais à une interprétation
tout de même, si embryonnaire soit-elle.

Maintenant, à
savoir s'il est possible d'entrer dans le vif du sujet en demeurant très
concis, je pense que plus on entre rapidement dans le vif du sujet, plus on est
concis. Or, si ce n'est pas le manque d'espace et de temps, qu'est-ce qui
empêche la critique d'aller au fond des choses?

 

Sur la photo: Félicité, mise en scène de Sylvain Bélanger, Théâtre de la Manufacture. 2007. Isabelle Roy (dans le rôle d'Oracle) et Maxime Denommée (dans le rôle de Etalagiste). Crédit: Marlène Gélineau-Payette