Voici la deuxième partie de mon échange avec Olivier Choinière sur la critique, où je réponds à sa question: "Si ce n'est pas le manque d'espace et de temps, qu'est-ce qui
empêche la critique d'aller au fond des choses?"
Cher Olivier
Ta question
est essentielle. Qu'est-ce-qui empêche les critiques d'aller au fond des
choses? Je serais curieux, moi aussi, de voir ce qu'écriraient les principaux
critiques de la presse montréalaise si on leur donnait tout l'espace qu'ils désirent,
ou si on accordait plus de 45 secondes à un chroniqueur radio/télé pour faire
le compte-rendu d'un spectacle. Je crois que certains se contenteraient de
faire une longue description sans entrer dans l'analyse ni dans une
interprétation personnelle. Mais j'ai confiance que d'autres en profiteraient
pour aller plus loin. Et peut-être
commenceraient-ils aussi par une description précise de l'objet, se disant que
la description, si elle faite avec sérieux, constitue la première étape d'une
analyse sérieuse. Qu'en prenant la peine de nommer les choses et de mettre en
place un vocabulaire, on ouvre une première porte d'entrée dans l'œuvre, qui
permet ensuite de franchir une deuxième porte et de risquer une interprétation.
C'est une attitude assez sage, toutefois, qui correspond à ceux qui voient la
critique comme une œuvre de mémoire, et je conviens avec toi qu'un critique
plus combatif devrait plutôt se soucier de réflexions, de mise en perspective,
et ultimement, de susciter un débat ou un dialogue autour de l'œuvre, en
pointant son potentiel de réflexion et de discussion. Après tout, en 2010,
alors que les compagnies de théâtre ont développé le souci d'archiver leurs
productions (par la vidéo et la photographie), la critique peut se permettre de
mettre de côté son rôle de gardien de la mémoire du théâtre.
Dans ma
réponse à ta lettre aux critiques de théâtre montréalais l'an dernier, je te
disais qu'à mon avis, «le rôle du critique n'est pas de réduire la
signification du spectacle à son interprétation personnelle. Il doit plutôt
témoigner du spectacle et évoquer son caractère «polysignifiant» sans enlever
au spectateur son rôle de responsable du sens. Il doit laisser le spectacle
ouvert aux multiples interprétations et mettre son ego de côté.» Je le crois
toujours, mais je voudrais aujourd'hui ajouter qu'il est possible de donner des
pistes d'interprétation sans réduire le spectacle à une seule possibilité
interprétative. Je crois désormais que le critique doit faire un premier pas
dans le processus d'interprétation d'un spectacle, même s'il doit rester
sensible aux autres significations possibles.
Je pense
qu'il existe une pudeur naturelle, que les critiques ont le sentiment qu'ils
doivent absolument aborder tous les aspects d'un spectacle (texte, scénographie,
mise en scène, jeu d'acteur, éclairage, contexte des représentations) et que
cela les empêche d'en approfondir un seul. Mes premières critiques publiées
dans Voir souffraient sans aucun doute de cette tare, et peut-être cela se
produit-il encore régulièrement, mais personnellement je suis de plus en plus
partisan d'une critique mieux dirigée, qui choisit un angle précis de la
représentation pour tisser une réflexion, même de façon concise. De toute
façon, dans un spectacle cohérent, on devrait pouvoir expliquer chaque élément
de la représentation en le mettant en relation avec les autres dans une même
logique, et ainsi, l'angle choisi par le critique s'appliquerait à tous les
aspects de la représentation même s'il n'a pas le temps et l'espace pour tout
approfondir. Mais tu conviendras avec moi, cher Olivier, que cette cohérence
n'est pas toujours au rendez-vous sur la scène montréalaise, et que dans
certains cas le critique ne peut qu'en identifier l'absence.
Tous les
critiques en poste sont-ils habilités à identifier la présence ou l'absence de
cohérence, à comprendre la logique interne des spectacles et à approfondir une
critique selon un angle précis? C'est là une grande question. Il est vrai que
certaines entreprises de presse ne se soucient pas beaucoup des compétences de
leurs critiques et ne se donnent pas l'exigence d'engager des critiques ayant
les connaissances théâtrales et l'expérience de spectateur nécessaire. Ces
médias-là ne sont guidés que par le profit et ne cherchent au fond qu'à satisfaire,
par le biais de critiques complaisantes, les compagnies de théâtre et les
institutions qui annoncent des spectacles dans leurs pages. Ne nous cachons pas
la vérité, cette connivence entre les salles de rédaction et le département des
ventes publicitaires existe, même si elle se manifeste de façon très
insidieuse. Cela dit, je crois que dans les principaux quotidiens et
hebdomadaires montréalais, en excluant le Journal de Montréal qui vit
actuellement de sombres jours, il y a en poste des gens qui auraient les
capacités d'approfondir leurs critiques si on leur en donnait le mandat et le
temps.
Il y a un
autre élément d'explication. Au Québec, on
n'encourage pas la profession de critique comme on le fait en France ou
ailleurs. Les critiques les plus pertinents abandonnent la profession parce
qu'ils ne ressentent pas le soutien de leurs patrons, et certains quotidiens
n'ont pas de scrupules à faire alterner les critiques sans se soucier de leur
longévité. Or, je crois que pour faire de la critique honorablement, il faut
avoir le temps de développer avec la discipline que l'on critique une relation
à long terme et un regard plus large. Je suis moi-même un critique tout jeune
et tout frais, et malgré une abondante expérience de spectateur et un certain
nombre de connaissances théâtrales, je ne serai pas un très bon critique avant
plusieurs années de pratique. Tu me diras qu'il n'en tient qu'aux critiques les
plus engagés de créer un nouvel espace ou pratiquer leur métier sans trop
attendre des médias traditionnels qui ne les satisfont plus. Tu n'aurais
peut-être pas tort.
Tout ça
revient à dire que la critique souffre, comme le milieu artistique, d'une
dangereuse obsession de la rentabilité et d'une trop grande proximité avec le
monde de la publicité, cette proximité lui étant plus ou moins imposée par le média
pour lequel il travaille. Tu me dis que
tu désires lutter contre l'idée que «tout ce que nous faisons corresponde à un produit qui répond à une
demande." Les critiques doivent aussi lutter contre ça chaque jour. Toi et
moi, on vit le même combat. Peut-être que certains artistes luttent plus fort
que l'ensemble des critiques de théâtre montréalais. Mais la nécessité pour
l'artiste de prouver au Conseil des Arts que sa démarche est rentable et
destinée à un public précis n'emprisonne-t-elle pas les artistes dans la
posture de celui qui «crée un produit pour répondre à une demande» ? Je suis
persuadé que tu en as long à dire sur ce sujet.