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Choinière parle critique 3

Ma discussion sur la critique avec Olivier Choinière se poursuit. Ici, Olivier aborde le thème, récurrent mais essentiel, de la rentabilité de l'art, le mettant en parallèle avec le problème du financement des journaux et l'influence insidieuse de la publicité dans le travail des critiques. Bonne lecture.

Cher Philippe,

Dans ce monde où
nous avons supposément toutes les libertés, qu'est-ce qui nous empêche TOUS
d'aller au fond des choses? L'obsession rentable, le discours publicitaire et
la disparition de la pensée critique, ici comme ailleurs, n'affectent pas
uniquement le critique de théâtre. Nous menons certainement le même combat,
mais je pense que la guerre est beaucoup plus cruelle pour les journalistes que
pour les artistes. Pour poursuivre dans la métaphore guerrière, nous fuyons la
conscription alors que vous servez de chair à canon! C'est pourquoi j'ai écrit
une lettre – d'amour – aux critiques, l'an dernier; je voulais seulement leur
dire que je ne souhaitais pas leur mort au front.

 

Entre les
critiques de Venise-en-Québec (2006) et celles de Félicité (2007), j'ai observé
un changement majeur, comme on observe le déclin subit d'une espèce animale. Les
critiques de Venise-en-Québec tentaient toute une interprétation. Celles de
Félicité ont généralement été "meilleures", mais sont restées très en surface. J'avais
l'impression d'être entré dans une autre ère, qui correspond à peu près à la
christiane-charettisation de la première chaîne de Radio-Canada, au conflit
boueux du Journal de Montréal, à la disparition du Ici, devenu une circulaire
IGA, aux coupures et aux mises à pied au journal Voir, dont le cahier Voir la vie s'épaissit chaque
semaine, au profit, semble-t-il, de l'espace accordé au théâtre et aux arts en
général.

La vérité, c'est
qu'on vous demande beaucoup plus de feuillets pour beaucoup moins d'argent,
tout en vous obligeant, pour survivre, à couvrir les restos et les eaux de
Cologne. Vous travaillez à la pige pour un salaire de misère.  "Aller au fond des choses" signifie du temps
supplémentaire pour lequel vous ne serez pas payer. Si vous ne criez pas au
génie, les artistes chialent, votre boss vous dit de vous calmer les nerfs,
parce que le théâtre qui produit le spectacle que vous critiquez menace de ne
plus acheter d'espaces publicitaires, de qui dépend la survie du journal. Normal, alors, de s'en tenir
au 4 lignes du communiqué de presse ou à la stricte description du spectacle,
ponctuée de quelques "j'aime-j'aime pas". Tout le monde vous y pousse: le
département de publicité, le rédacteurs en chef, ceux qui les engagent. Mais
l'ordre, paraît-il, viendrait d'encore plus haut.

Il y a quelques
années de cela, je discutais d'un de mes textes avec un directeur artistique
d'un théâtre d'aujourd'hui, dans l'espoir de le voir jouer. Pour exprimer son
intention de ne pas produire la pièce, ce directeur avait conclu en disant:
"Madame de la rue Panet ne va pas comprendre." Ce directeur d'un théâtre
d'aujourd'hui comprenait quelque chose à ma pièce qu'une femme habitant la rue
Panet n'allait pas comprendre, ce qui révèle (sous le couvert d'un
anti-élitisme propre au milieu) un immense mépris pour la dame en question,
mais lui confère en revanche un immense pouvoir: celui de décider, à la place
du directeur (qui parle humblement en son nom), si ma pièce sera jouée ou non.

Madame de la rue
Panet, comme le Monde Ordinaire, comme le Spectateur Moyen, comme le Grand
Public, comme le Payeur de Taxes, tout comme le Lecteur du Voir, est le Grand
Décideur invoqué chaque jour par les politicens, les rédacteurs en chef et les
critiques. Les artistes
échappent-ils à cette dangereuse vague de démagogie et de populisme sur
laquelle vogue le branding, le marketing et la publicité? Certainement pas,
bien que les artistes – de théâtre en particulier – prétendent le contraire.

Le théâtre parle beaucoup de liberté, d'actualité et d'urgence, de
radicalité des formes, de limites repoussées et de frontières qui volent en
éclats. À nous entendre, j'ai parfois l'impression qu'une révolution se
prépare, alors que, sur nos scènes, on s'enfonce, on s'enlise et se roule dans
la poussière de la tradition, dans un décor plus ou moins high tech. Et s'il y a bien un endroit où l'on parle du Monde
Ordinaire avec un sérieux qui fait peur, c'est bien en salle de répétition.

Cher Philippe, la
société profondément anti-intellectuelle dans laquelle supposément nous vivons
est d'abord la société anti-intellectuelle que nous créons, à la télévision,
dans les journaux ET dans les théâtres, avec l'idée bien ancrée que nous nous
adressons, dans nos pièces comme dans nos critiques, à une Madame de la rue
Panet qui "ne va pas comprendre".

Si nous avons une
culture distincte, c'est bien celle du Mépris. Mépris de l'Ensemble des Demeurés
dont je ne suis pas, déguisé en Respect de l'Individu et de la Madame de la rue
Panet, qui soit dit en passant n'habite plus un taudis qui chauffe le dehors,
mais un condo aire ouverte.

 

Crédit photo: Marlène Gélineau-Payette

Félicité, mise en scène de Sylvain Bélanger, Théâtre de la Manufacture, 2007