Depuis quelques semaines, je me suis glissé dans la salle de
répétition de Caligula
Remix, adaptation et mise en scène de Marc Beaupré à partir de la
pièce
d'Albert Camus, qui prend l'affiche du Théâtre La Chapelle ce jeudi. Voici encore des échos de cette expérience d'observation, mais
surtout
d'échange entre un jeune metteur en scène et un jeune critique.
Dans 4
jours, Caligula Remix prend l'affiche du Théâtre La Chapelle. Déjà.
J'ai trouvé
très intéressant de lire les papiers de mes collègues journalistes au Devoir et
à La Presse, qui ont interviewé récemment Marc Beaupré et Emmanuel Schwartz. La
vision de la pièce qui y est transmise est assez juste, mais ils n'insistent
pas trop, comme je l'ai fait ici, sur le dispositif de narration chorale et le
travail sonore, ce qui est bien normal car je suis demeuré au plus près des
préoccupations concrètes de la salle de répétition, où, il faut le dire, le travail technique prend
souvent le dessus sur les réflexions surplombantes. Sauf dans la tête de Marc
Beaupré, bien sûr, qui ne perd jamais prise sur le texte et la pensée de Camus,
et se laisse même parfois inonder d'abstractions et de nouvelles idées folles. Entre
son désir d'inclure des passages en latin, d'intégrer par moments du grotesque
dans les voix du chœur, de multiplier les extraits venant de Lucrèce, Ovide ou
d'autres auteurs et de respecter certaines didascalies camusiennes malgré l'éclatement
dramaturgique en cours, on pourrait se perdre. Sauf qu'il se produit depuis les
deux dernières semaines une sorte d'apaisement : Marc renonce peu à peu à
certaines idées qui lui étaient chères et qui auraient pu embrouiller le sens
si elles avaient été conservées. Même phénomène d'apaisement de l'autre côté,
alors que les acteurs jouent enfin la partition sans s'essouffler et
parviennent même par moments à un certain état de recueillement, comme transis
devant l'accumulation des sons qu'ils écoutent d'une oreille active. Jamais
longtemps, bien sûr, car ils seront bientôt sollicités à nouveau par leur chef
de chœur…
De mon
côté, après avoir vu plusieurs enchaînements de la pièce sans trop discuter
avec Marc (nos rencontres individuelles ont peu à peu diminué), je retrouve la véritable
posture du spectateur. J'ai beaucoup insisté ici sur le fait que Caligula Remix
est un travail d'historicité et vous ai également beaucoup parlé du jeu. Je ne
voudrais toutefois pas réduire la démarche à ces deux uniques dimensions. Plus je regarde le spectacle et plus j'y vois
de nombreuses couches de sens, se déposant les unes par-dessus les autres en
strates successives.
Hélicon,
esclave de Caligula, s'amuse d'ailleurs à peler un oignon pendant la
représentation. Dans le texte original de Camus, c'est une boutade pour
signifier qu'Hélicon préfère songer à son déjeuner plutôt qu'aux inquiétudes de
l'empire terrassé par Caligula. Dans la mise en scène de Marc Beaupré, l'oignon
prend un nouveau sens, représentant justement l'idée de la stratification (du
moins c'est ainsi que je le perçois).
S'il y a,
par le travail d'échantillonnage sonore, une démultiplication des voix qui
rappelle le «tumulte impérial», elle donne aussi la mesure de l'ampleur du
pouvoir de Caligula sur ses semblables. Comme elles sont des voix invisibles créées
de toutes pièces par Caligula via sa console de son, elles rappellent la folie
et l'absurdité de la quête de l'empereur, dont le monde ne se perçoit que selon
sa propre logique et qu'il manipule à son gré. En se projetant dans le «virtuel»
au moyen de transformations sonores diverses, ces voix se détachent du contexte
romain pour devenir des voix contemporaines ou atemporelles, qui peuvent ainsi évoquer
des foules assiégées par d'autres tyrannnies, réfrénées par d'autres empêchements
ou interloquées par d'autres pensées. Car c'est finalement ce qui se produit au
fil de la progression du spectacle: ces voix s'opposent à la pensée de Caligula
parce qu'elle est impossible à appliquer dans le monde social. Un combat entre
la pensée et les contraintes du réel, qui renvoie aussi, jusqu'à un certain
point, à l'idée de la disparition de la pensée dans nos sociétés occidentales. Tiens
donc, n'est pas ce que Marc Beaupré disait en entrevue à Alexandre Cadieux (Le
Devoir) : «En
Occident, on produit, on consomme et on profite. Les gens sentent le
besoin de
se faire redire ce qu’ils savent déjà lorsqu’ils vont au théâtre ou au
cinéma,
la confrontation des idées et l’ébranlement de l’esprit sont peu prisés.
Le
manque de curiosité et d’altruisme nous coupe selon moi des splendeurs
et des
beautés du monde.»
Bref, comme
vous le voyez, il est possible de faire bien du chemin à partir d'un seul
élément du spectacle, et vos analyses différeront certainement de la mienne. J'aurais
pu faire un cheminement semblable à partir de scènes chorales plus «grotesques»
dans lesquelles les voix deviennent soudainement aigues et narquoises, comme si
Caligula voulait se moquer de ses choristes ou même de sa propre histoire, ou
alors de son incapacité à se détacher de son propre récit qu'il ne cesse de faire
rejouer par ses choristes dévoués. Et ainsi de suite…
Bien hâte
de voir comment le spectacle sera perçu. Je ne vous dis pas tout, bien sûr, car
il est bon de réserver quelques surprises. Je vous réécrirai peut-être encore
une fois pour vous parler de l'ambiance frénétique des prochains jours. Le
décor est probablement en cours d'installation au Théâtre La Chapelle, et le
spectacle risque d'atteindre un nouveau palier en rencontrant ses éclairages et sa
trame sonore finale, sur laquelle Louis Dufort continuait à travailler de son côté
même si j'en ai un peu perdu la trace.
À bientôt,
donc…
Sur la photo: Marc Beaupré et Ève Landry