Terminée, la saison théâtrale 2009-2010.
Petit temps d'arrêt et de bilan avant de plonger tête
première dans les festivals (FTA, OFFTA, Fringe, Festival de théâtre de rue de
Lachine, Zoofest, Montréal Complètement Cirque et autres manifestations
estivales montréalaises, ainsi que l'incontournable festival d'Avignon que
j'essaierai cette année de suivre un peu à distance, à défaut d'y être).
L'exercice du bilan de saison est-il pertinent ? Doit-on
vraiment considérer les saisons formatées de nos théâtres comme des marques
temporelles valables, comme ces périodes théâtrales ou des tendances se
dessinent et ou des artistes évoluent en accord avec leurs pensées du
moment ? Oui et non, puisque le découpage saisonnier obéit dans certains cas à
des lois plus commerciales qu'artistiques. N'empêche, à l'orée de l'été, alors
que le rythme change, je ne peux m'empêcher de jeter un regard sur mes
neuf derniers mois passés dans les salles obscures.
Une impression tenace persiste, celle d'avoir vécu une
saison de transition, un peu fade, sans grands remous, plutôt convenue, sage,
sans grandes surprises. Relectures fades de classiques au TNM, fin de cycle
américan en queue de poisson pour le Théâtre de l'Opsis, saison très moyenne au
Quat'Sous, à l'Espace Libre, au Prospéro et au Théâtre d'Aujourd'hui, saison de
reprises à l'Usine C… On ne peut pas
tout avoir. Il y eut toutefois quelques moments de grâce par ci par là. Voici
mon bilan sous forme fragmentaire, car comme Mitsou, j'aime bien les listes. À
prendre avec légèreté, ce n'est rien de scientifique.
C'est parti !
Le théâtre qui s'est perdu dans un mauvais chemin
L'idée d'une saison toute québécoise chez Duceppe était
bonne, étonnante de la part de cette compagnie qui s'écartait pour une rare
fois de sa prédisposition envers les textes américains. Mais j'avoue préférer quand
les créations québécoises sont abordées plus fougueusement. On ne peut pas
demander à Duceppe de laisser de côté son parti-pris pour un théâtre
conventionnel et «populaire». Et puis surtout, pas de grands textes dans cette
sélection québécoise. Hormis l'excellent Excuse-moi du toujours très habile
dialogiste Serge Boucher, on a eu droit
à des visions passéistes du Québec et de ses régions, avec pelletée de bons
sentiments et moult exaltations des valeurs traditionnelles (dans Une maison
face au nord, de Jean-Rock Gaudrault et même L'espérance de vie des éoliennes,
de Sébastien Harrison).
Le théâtre qui souffre de ses rénovations tardives
Non, je ne veux pas vous parler du chantier de la Place des
Arts et du Quartier des Spectacles, mais bien de La Licorne, qu'on a très hâte
de retrouver dans ses nouveaux habits. Car en attendant, le plaisir de
fréquenter le petit théâtre de la rue Papineau (ou ses productions itinérantes)
s'est un peu perdu. Très hâte de connaître la composition de la prochaine
saison concoctée par Denis Bernard, car je ne doute pas de son flair pour
repérer des textes percutants et pertinents. Si on se fie à cet entretien qu'il
m'a accordé plus tôt cette saison, on peut forger de hautes attentes.
La surprise de l'année
Presque personne, sur la planète théâtre, ne connaissait Jennifer
Tremblay avant que sa pièce La Liste ne soit mise en scène par Marie-Thérèse
Fortin au Théâtre d'Aujourd'hui en janvier. La rumeur était certes favorable
après que ce texte ait gagné le prix du gouverneur général 2008, mais ce fut un
bonheur de découvrir que la pièce était à la hauteur de sa réputation. J'ai
alors écrit : «Économe, calculé, précis et poétique, le monologue duquel Jennifer
Tremblay a accouché est d'une grande richesse. La tragédie s'y dessine doucement,
avec grande finesse, dans les mouvements de pensée d'une femme brisée, qui
déballe tout par petites touches, par listes interposées et par récits
enchevêtrés, laissant ici et là quelques zones d'ombre et ne débordant jamais
dans le superflu.» Quand, en plus, la mise en scène en éclaire toutes
les nuances et les qualités d'écriture, on est comblés.
Les artistes en ascension
«C'est l'année d'Étienne Lepage», ai-je écrit dans Voir le 4
mars dernier. La phrase était peut-être trop euphorisante, mais il y a bel et
bien eu cette saison un intérêt marqué pour Etienne Lepage, dont deux récents
textes (Rouge Gueule et Kick) ont été portés à la scène par le Théâtre PAP et le Théâtre de la Marée
Haute, avec considérable succès. Même si la forme fragmentaire travaillée par
Lepage me semble encore incomplète parce que trop immédiate, presque sans
perspective, il y a là un regard frais et vif sur la colère et l'insatisfaction
qui nous ronge, de même qu'une plume incisive, ludique, musicale et pleinement
maîtrisée. Bon, vous me direz, c'était aussi un peu l'année d'Emmanuel
Schwartz, dont les Chroniques ont percuté fort à La Chapelle à l'automne, comme
son admirable interprétation de Caligula quelques mois plus tard dans le même
théâtre. Tant qu'à y être, c'était aussi le printemps de Marc Beaupré, metteur
en scène de ce Caligula Remix dont j'ai eu le bonheur de suivre les répétitions
pas à pas, mesurant toute l'intelligence et la pertinence de ce projet de
remixage de la célèbre pièce camusienne. Je ne suis pas le seul à l'avoir
constaté, comme vous pouvez le lire dans la plupart des critiques de mes collègues
de la presse montréalaise.
L'anniversaire qu'on voudrait célébrer plus fort
Le Théâtre Péril de Christian Lapointe a eu dix ans cette
année et nous a offert en cadeau deux nouvelles productions, denses et radicales
comme on les aime. Si Trans(e), malgré ses qualités, a paru moins achevé et
moins signifiant que le travail habituel de Lapointe, les représentations
montréalaises de Limbes, spectacle-synthèse d'une durée près de quatre heures,
ont constitué une expérience marquante et permis de constater la cohérence du
parcours de Lapointe comme de goûter pleinement son exigence, son goût pour la
pensée complexe et sa réappropriation saisissante des codes du théâtre oriental
et symboliste. Pour le récompenser de sortir le théâtre québécois de sa torpeur,
le Conseil des Arts du Canada lui a remis cette année le prix John Hirsch pour
l'ensemble de son œuvre. Prix pleinement mérité si vous voulez mon avis, même s'il
en rend plusieurs sceptiques (la preuve ici et ici). Christian Lapointe
divisera toujours, et c'est très bien ainsi.
L'institution écorchée
L'Espace Go est un lieu que d'habitude j'adore fréquenter. Sa
directrice artistique Ginette Noiseux déniche généralement de fabuleux textes
contemporains, privilégiant les dramaturgies qui interrogent notre monde avec
acuité, inventivité et intelligence. Elle confie la plupart du temps ces textes
à des metteurs en scène à l'esprit aiguisé, soucieux de réinventer la forme théâtrale.
Cette année, en plus d'avoir été écorché par une controverse autour de son
trentième anniversaire (relire les billets portant sur ce sujet ici, ici, ici, ici
et ici), le théâtre de la rue St-Laurent a essuyé quelques échecs scéniques. Une
truite pour Ernestine Shuswap (que je n'ai pas vu) a été malmené par les
critiques. Le gros spectacle-anniversaire en coproduction avec la France (Sextett)
n'a pas produit le choc qu'on attendait. Disons-le, le texte de Rémi de Vos pêchait
par excès de légèreté, même si je persiste à le défendre pour son onirisme et
son intelligence comique. Dans la petite salle, les Passages de Catherine
Dajczman ne furent pas aussi consistants que souhaité, et le Théâtre Momentum,
compagnie invitée de l'Espace Go, a raté sa cible avec Buffet Chinois (relire à ce sujet la critique
de mon collègue Christian Saint-Pierre). La saison 2010-2011 sera moins houleuse,
souhaitons-le, et réjouissante.
Les étrangers qui font du bien
On ne dit pas assez à quel point le théâtre québécois (et
son public) souffre de sa fermeture sur lui-même et de son manque de
cohabitation avec les scènes étrangères. Heureusement, la situation est en
train de changer. A La Chapelle (encore et toujours le théâtre le plus alerte
du paysage montréalais), on a vu d'inspirantes
productions françaises (Jerk, de Gisèle Vienne et No way Veronica, de Jean
Boillot). À l'Usine C, la saison fut plus québécoise que d'habitude (il me
semble), mais on continuera assurément d'y rencontrer les plus vivifiants
créateurs internationaux. À l'Espace Go, la tradition de coproduire des pièces
avec la France est en train de s'implanter, pour le mieux. À l'Espace Libre
aussi, cette idée-là fait son petit bonhomme de chemin, comme au TNM et aux
Ecuries. Reste plus qu'à convaincre les organismes subventionnaires d'accorder
des fonds à nos institutions pour l'accueil de grands metteurs en scène et de
grosses productions européennes et américaines. Car si le FTA fait de son mieux
pour nous garder à l'affût, il ne peut pas remplir cette tâche tout seul.
Le retour du théâtre politique
Philippe Ducros, auteur et metteur en scène de L'Affiche, cette
pièce qui a lancé un vif débat sur l'occupation palestinienne sur ce blogue en
décembre, n'aime pas qu'on utilise l'expression «théâtre politique» ou «théâtre
engagé» pour parler de son travail. Je l'utiliserai quand même, car c'est bien
de ça qu'il s'agit, et je me réjouis qu'un auteur n'ait pas toujours besoin de se
réfugier derrière la métaphore pour parler d'enjeux politiques ou religieux. Au
Québec, ceux qui osent le font souvent de manière bien timide, en s'excusant
presque d'exister. Pas Philippe Ducros. Et ses prises de positions, bien que
tranchées, sont toujours nuancées et appuyées par une connaissance profonde et
concrète des enjeux. J'en veux encore.
Je pourrais continuer comme ça pendant des heures. C'est le
propre des listes de s'éterniser. Mais je m'arrêterai là. Et vous, quel bilan
faites-vous de la saison ? Des déceptions criantes ? Des bonheurs à
partager ? Je vous écoute.
J’aime trop que tu remettes en question l’idée même de faire des bilans, cher Philippe.
J’ai vraiment eu peur jusqu’à la fin de ton article que tu passes sous silence L’Affiche de Philippe Ducros! Cette pièce est, selon mon humble avis, ce que devrait se souvenir la saison théâtrale 2009-2010 à Montréal… J’y repense et j’en suis encore bouleversée!