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FTA-OFFTA: Tragédies Romaines et Chaperon Rouge

29 mai 2010. Déjà le troisième jour du FTA. Le deuxième du OFF. Au menu aujourd'hui: retour critique sur les incontournables Tragédies Romaines d'Ivo Van Hove (FTA) et avant-goût du labo Le Chaperon est-il si rouge que ça? (OFFTA). C'est parti!

Partie 1: Aurélie et Philippe ont aimé Tragédies Romaines

Le théâtre ne sert à rien s'il ne suscite pas la discussion. Ma collègue Aurélie Olivier et moi-même vous proposons donc d'épier nos conversations. Presqu'à chaud, après de courtes nuits de sommeil, nous nous livrons à d'intenses joutes critiques à deux voix, histoire de confronter les points de vue, décloisonner la pensée, provoquer le débat et briser la solitude de l'acte critique. Les Tragédies Romaines nous ont particulièrement allumé. À vous de voir.

 

Philippe:
Chère Aurélie, je crois qu’on s’entend pour dire que cette mise en scène est
magistrale, majeure, incontestablement intelligente par la manière dont elle
projette le texte de Shakespeare dans un univers ultracontemporain mais surtout par la manière dont
elle éclaire ses différents réseaux de sens en multipliant les points de vue
sur l’action (spectateurs sur scène ou dans la salle, écrans rediffusant l’action
en la grossissant et variant les angles de vue, bandes défilantes racontant les
guerres sous forme de manchettes etc..).

Aurélie:
Effectivement, je trouve qu’il y a là une réflexion extrêmement pertinente sur
le rôle des médias dans la vie politique. La politique devient spectacle avec
des généraux d’armée invités sur un plateau de télévision pour commenter leurs
tactiques en temps réel, et les enjeux géopolitiques sont résumés à un fait
communiqué en quelques secondes. L’usage de la vidéo au théâtre semble parfois
gratuit (décoratif je dirais), mais, ici, il est extrêmement intelligent à mon
sens, non seulement parce la vidéo magnifie ce qui se passe sur scène en nous
donnant accès aux émotions qui se lisent sur les visages et que l'on ne peut
voir de loin (ou de la scène si l’on s’y trouve à ce moment-là), mais aussi en
ce qu'elle est en elle-même porteuse de sens, illustrant l'utilisation – je
dirais même l’exploitation – qui est faite des médias par la sphère politique.
Une scène entre Cléopâtre et Marc-Antoine m'a particulièrement marquée en ce
sens : ils se parlent accoudés sur des canapés distants l’un de l’autre, mais l’image
retransmise sur l’écran les montre presque collés l’un à l’autre, le visage de
Marc-Antoine allant jusqu’à se fondre dans celui de Cléopâtre. C’est une image
très belle qui traduit l’intimité qui peut exister entre deux êtres malgré l’éloignement
physique, mais cela montre aussi à quel point on peut manipuler les images et à
quel point il faut être prudent dans l’interprétation qu’on en fait.

Philippe:
Le danger d’une mise en scène aussi spectaculaire est toutefois de générer un
discours critique très anecdotique. Plusieurs critiques français sont tombés
dans ce panneau et ont consacré leurs critiques à décrire leur ébahissement
devant la scénographie multifonction de Jan
Versweyveld
(à preuve cette critique de Télérama et de L’Express). Je
voudrais plutôt qu’on essaie de réfléchir au discours sur la démocratie que
cette forme scénique transporte. Dans Coriolan, alors que la démocratie est
naissante et que Coriolan ne cache pas son dégoût du peuple, les spectateurs
sont graduellement invités à monter sur scène pour s’asseoir près des acteurs,
boire un verre ou regarder leurs courriels. Peu à peu, le public se sentira très
à l’aise de déambuler dans les coulisses du pouvoir, mais ne sera jamais intégré
à l’action ou plongé dans une réelle interaction avec les acteurs, à mesure que
le spectacle progresse vers les intrigues de Jules César et Antoine et Cléopâtre.
Dans ce sens-là, le quatrième mur demeure, il existe tout de même une indéniable
frontière scène-salle. Voilà qui expose brillamment les limites de la démocratie
telle qu’elle est encore pratiquée aujourd’hui, donnant l’illusion au peuple de
participer aux décisions de la Cité alors qu’en réalité son pouvoir est infime.
Dans l’environnement multifonction d’Ivo Van
Hove, sorte de centre des congrès aux allures de plateau de télévision, les
spectateurs deviennent aussi un peu nonchalants, suivent l’action d’un œil et d’une
oreille distraite. Le rapport aux textes de Shakespeare devient alors très
passif,  comme l’est notre rapport souvent cynique et désintéressé aux
tribulations politiques d’aujourd’hui. Jusqu’à ce que le peuple (les
spectateurs) soit invité à reprendre place dans la salle pour la dernière
partie d’Antoine et Cléopâtre. La démocratie n’a pas fonctionné, la séparation
entre politiciens et peuple est rétablie. Triste présage, non ? Qu’en
penses-tu ?

 Aurélie:
Je suis d’accord. Lorsque j'étais sur scène, assise sur un canapé, et que j’écoutais
les comédiens/politiciens élaborer des stratégies, négocier des alliances pour
parvenir à leurs fins, j'avais l'impression de surprendre une conversation privée
dans un espace public (une gare, une salle d’attente). Ça m'a fait prendre
conscience à quel point les vrais enjeux sont traités dans des discussions privées
auxquelles le peuple n'a jamais accès, à quel point – même en démocratie – on a
peu de prise sur le pouvoir. De plus, IVH a supprimé toutes les scènes où le
peuple s'exprime pour se concentrer sur le discours politique. Je trouve que
cela montre bien son impuissance et le peu de cas qui est fait de lui, quel que
soit le système politique dans lequel on se trouve. Il se trouve entraîné dans
des décisions prises par d'autres mais dont il
doit payer le prix – parfois le prix fort, en l’occurrence la guerre. La mise
en scène nous montre de manière particulièrement efficace les rouages du
pouvoir et la façon dont, depuis toujours, certains individus agissent dans l’ombre,
comme la mère de Coriolan, qui recommande chaudement l'usage de la langue de
bois et de l'hypocrisie pour accéder au pouvoir. Elle nous montre aussi à quel
point l'homme, placé face à la possibilité d'avoir du pouvoir, est le même
depuis la nuit des temps, et que la fin semble
toujours justifier les moyens. Même pour défendre la démocratie, on n'hésite
pas à sacrifier la vie d'un homme. La scène où Marc-Antoine s'apprête à partir
en guerre et demande qu'on l'aide à enfiler son armure est très éloquente je
trouve. En fait d'armure, il enfile soigneusement un costume parfaitement coupé.
Aujourd'hui, les hommes de pouvoir n'utilisent peut-être plus les mêmes armes,
mais ils partent en guerre tout de même, armés d'un discours écrit par un
bataillon de rédacteurs, d'une image impeccable suscitant respect et
admiration, et prêts à exploiter les armes médiatiques pour donner de la force à
leur intervention. Par ailleurs, on observe que – même si les intentions, à
savoir créer une société meilleure, sont nobles au départ, il est difficile
pour l'individu de ne pas perdre de son intégrité lorsqu'il est engagé dans le
jeu politique et de ne pas commettre des erreurs de jugement.

Philippe:
Très juste. J’ai l’impression qu’on pourrait en parler des heures sans se lasser.
Disons aussi qu’en plus de nous montrer comment le pouvoir s’exerce souvent en
privé, la mise en scène imbrique constamment l’intime et le politique. Les deux
niveaux se chevauchent sans arrêt – c’est là le génie de Shakespeare qu’IVH
a magnifiquement décodé. Dans Jules César,
Brutus ne commet pas son acte sanglant sans devoir le mesurer aux récriminations
intimes de sa femme, dans une scène de lamentation qui annonce ce qui suivra
dans Antoine et Cléopâtre : un changement de ton qui marque le passage du
politique au privé et nous fait glisser doucement dans l’intimité du couple. Le
jeu devient plus émotif, les corps plus sensuels, et le temps s’étire considérablement
alors que le public est invité à s’éloigner pour
observer de loin. Antoine
rejette son rôle politique pour se livrer aux plaisirs de la chair; voilà qui
est aussi très symptomatique de notre époque. Comment perçois-tu ce
glissement ?

Aurélie: J'ai particulièrement apprécié le traitement d'Antoine
et Cléopâtre
, qui de tragédie, se transforme en mélodrame tendance
soap brésilien! Cette pièce est effectivement très éloquente quant au
fait que la vie privée et la vie publique des hommes politiques se
mêlent et s'influencent mutuellement. IVH a magnifiquement traduit la
vision romantique et vraisemblablement très déformée que nous avons du
personnage de Cléopâtre, en faisant ressortir son côté sensuel – sexuel
même – et capricieux. C'est une autre illustration de son talent de
«relecteur» de ces tragédies shakespeariennes, qui va bien au-delà d'une
transposition temporelle. 

 

 Partie 2: Le Petit Chaperon rouge sur une scène du OFFTA

Le OFFTA a officiellement lancé ses festivités hier soir avec le CABARET CLIM (photos ici), que vous pourrez revoir ce soir (je vous en reparle demain). Vers 22h ce soir et demain, vous pourrez aussi assister à la version laboratoire de Le Chaperon est-il si rouge que ça?, création des comédiens Jean-François Nadeau et David-Alexandre Després. J'ai discuté un peu au téléphone avec le premier.

Parathéâtre: Pourquoi le Petit Chaperon Rouge?

Jean-François Nadeau: Ça fait dix ans que David-Alexandre et moi on a envie de faire une relecture du conte de Charles Perreault et des frères Grimm, après avoir accouché par accident de personnages de chien fou et de jeune fille naïve dans un cours de mouvement à l'école de théâtre. Ce n'est pas très original, mais on voulait s'attaquer à la morale de ce conte, qui dit que la petite a couru après son malheur, comme s'il était normal de se faire attaquer quand on marche seule et qu'on est une petite fille. Ça porte donc sur l'obsession de la sécurité, la naissance de la sensualité (autant chez les humains que chez les animaux). Notre idée est aussi de donner la parole aux personnages qui ne s'expriment pas beaucoup dans le conte original: la mère et le père absent par exemple. Solitude, sexe, sécurité sont, je dirais, les trois mots d'ordres de notre spectacle.

Et votre démarche est un peu clownesque, non ?

Disons que l'enrobage est "monthy pithoniesque". Il n'y a pas beaucoup de paroles, le jeu est physique, éclaté. Le résultat est malgré tout assez clownesque en effet, peut-être même burlesque, mais de l'intérieur on a quand même l'intention d'être vrai, d'être juste, et même troublant. On voulait presque accoucher d'un conte d'horreur; après tout c'est l'histoire d'un loup qui abuse d'une petite fille et d'une grand-mère. Mais qu'on le veuille ou non le spectacle sera assez comique, un peu fou, très libre, fait par deux gars en bobette dans un théâtre de Villeray (ndlr le Théâtre Aux Écuries). Mais comme tout bon travail clownesque, il faut pas que ça déborde trop, il faut que ça soit ancré dans le réel.

Voilà. Ce soir au OFFTA, on dévoilera aussi le premier MIXOFF, ces performances interdisciplinaires spontanées dans lesquelles deux artistes de disciplines différentes sont invités à créer quelque chose ensemble en quelques jours. Le comédien et metteur en scène Antoine Laprise (Théâtre du Sous-Marin Jaune) et la danseuse Sarah Williams sont les premiers à se jeter dans la gueule du loup. J'ai tenté d'en savoir plus, mais le climat de création ultra-rapide et frénétique des MIXOFF ne permet pas aux artistes de prendre un temps d'arrêt pour "théoriser intelligemment sur ce qui se prépare", comme me l'a expliqué Laprise par courriel. Le mystère demeure donc entier.