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FTA: Les Cendres de Jérémie Niel

Le théâtre ne sert à rien s'il ne suscite pas la discussion. Ma collègue Aurélie Olivier et moi-même vous proposons donc d'épier nos conversations pendant le Festival Trans-Amériques. Presqu'à chaud, après de courtes nuits de sommeil, nous nous livrons à d'intenses joutes critiques à deux voix, histoire de confronter les points de vue, décloisonner la pensée, provoquer le débat et briser la solitude de l'acte critique. Hier soir, nous avons vu Cendres, toute nouvelle pièce de Jérémie Niel (Petrus). Il ne nous a pas déçus.

 

Philippe : Le théâtre de Jérémie Niel est toujours extrêmement méticuleux, fait d'un travail vocal et sonore précis et sophistiqué, d'éclairages clairs-obscurs rasants et atmosphériques ainsi que d'un certain goût pour la lenteur et l'économie de mots (ce n'est pas toujours vrai, mais c'est le cas de cette nouvelle pièce, comme de certaines scènes de Tentatives, en 2009, et de Son visage soudain exprimant de l'intérêt, en 2007). Ainsi, ses mises en scène sont généralement très contemplatives et nous donnent à voir une humanité presque complètement débarrassée de ses artifices, ramenée à sa solitude originelle, à ses pulsions de vie ou de mort, dans une sorte de dépouillement psychique et corporel qui n'a d'autre choix que de ramener le spectateur à sa propre condition d'humain anonyme. C'est toujours très engageant. Et c'est encore le cas avec cette pièce-ci. N'est-ce pas, Aurélie ?

Aurélie: Effectivement, les spectacles de Jérémie Niel, si l'on accepte de se laisser atteindre, sont comme des coups de massue. C'est ce que j'ai ressenti avec les précédents (particulièrement Son visage soudain exprimant de l'intérêt) et c'est que j'ai ressenti avec Cendres. Je trouve qu'il n'a pas son pareil pour nous faire appréhender la profondeur du gouffre de la condition humaine. Ici, il y a ce vieil homme qui a assisté à la destruction intégrale de son village dont il est le seul survivant, avec son petit-fils qui a perdu l'ouïe dans le désastre. Coincé à une sorte de frontière, il attend qu'une voiture passe pour l'emmener à la mine où travaille son fils afin de lui apprendre la nouvelle. Comme toujours, l'espace scénique – pratiquement nu – est à moitié plongé dans la pénombre, et Niel a doté les comédiens de micros. Je trouve que cette façon d'amplifier les petits bruits anodins de la vie – respiration, déglutition, bruits de bouche, etc. – comme si nous étions à quelques centimètres des personnages nous plonge immédiatement au coeur de leur intimité et intensifie notre perception de leur drame. Il utilise aussi très habilement le silence, comme moyen d'expression à part entière : les rares mots prononcés prennent une grande ampleur au milieu de ce silence écrasant, d'autant plus oppressant que nous n'y sommes pas habitués. Très vite une question s'impose à nous : comment peut-on continuer à vivre quand on a tout perdu? N'est-on pas déjà mort un peu? Quand la douleur est trop accablante, les larmes et la révolte ne sont même plus possibles.

Philippe : J'ai effectivement l'impression qu'en adaptant ce roman d'Attiq Rahimi (Terre et Cendres), Jérémie Niel a trouvé une matière parfaite pour exprimer, comme tu le dis, le «gouffre de la condition humaine». Dans cet univers un brin postapocalyptique qui évoque le roman The Road de Cormac McCarthy ou les pièces de guerre d'Edward Bond (particulièrement Grande Paix), et même, jusqu'à un certain point Fin de partie de Beckett, le territoire est désolé, obscur et déserté.  Rien ne semble pouvoir raccrocher ces personnages à l'espoir, pas même cet enfant qui ne peut plus entendre les paroles rassurantes de son grand-père. Tout de même, cette tendresse d'un vieillard à son petit-fils est encore la seule chose qui ait un peu de sens, et c'est par l'amplification minutieuse des sons de tous les gestes posés par le grand-père que cette petite dose d'espoir et de lumière nous parvient, même si la lenteur de l'action et l'obscurité persistante accentuent le sentiment de peine et la douleur de l'attente. Cela pose une grande question: cet enfant parviendra-t-il à se réapproprier le monde et se définir autrement que par l'impact de cette catastrophe sur lui ?  Je trouve aussi assez intéressante l'utilisation de la vidéo dans ce spectacle, même si son sens m'échappe en partie. Dans la première moitié du spectacle, les superbes images tournées par le cinéaste Denis Côté forment une sorte d'accompagnement visuel, évoquant peut-être ce village dévasté où seuls des pierres et quelques humains désorientés subsistent. La luminosité des images de Côté se confronte avec force aux ambiances obscures de Niel. Comment entrevois-tu ce travail vidéographique ?

Aurélie : J'ai trouvé que les images venaient accentuer cette sensation d'un monde de douleur. Des tas de pierres, les détails d'une paroi rocheuse, des êtres désorientés, des joues que la barbe commence à conquérir, de la pluie, une route envahie par les herbes, un camion de chantier flou… Tout cela m'a donné l'impression que le monde au-delà du village dévasté est aussi un lieu de désolation, que par-delà les drames individuels, la souffrance est en fait universelle. Pour moi, le personnage de l'enfant, qui ne comprend pas ce qui lui arrive, qui se demande pourquoi les voix ont disparu, et qui continue à jouer avec des cailloux, parce qu'il n'y a rien d'autre à faire, est emblématique de notre incompréhension du monde et d'une certaine forme de résignation envers cet état de fait. On ne comprend pas, mais c'est comme ça. Il faut bien vivre quand même.

Philippe : Ce qui est intéressant, c'est que ces images deviennent ensuite partie prenante du récit, passant de l'évocation poétique à la narration pour nous montrer le trajet que fait le vieil homme pour retrouver son fils à la mine. Ainsi, elles forment le pont entre le territoire désolé et l'autre territoire, celui où les règles du monde organisé continuent de faire loi malgré le désespoir qui règne tout près. Dans cet autre monde, malgré la tristesse ambiante, on voit bien que la situation du vieillard ne peut réellement émouvoir. Ainsi, d'autres catastrophes, d'autres guerres, d'autres violences, peut-être, pourront éclore. Triste réalité.

Crédit photo: Dominique Fortier