Depuis sa création en 1995 avec le grand Jean-Louis Millette dans le rôle-titre, personne n'avait encore osé, au Québec, revisiter The Dragonfly of Chicoutimi. Devenue rapidement un classique de la dramaturgie québécoise, cette pièce «écrite en français avec des mots anglais» (tel que le stipule l'interprétation canonique de Paul Lefebvre dans la postface de la première édition de la pièce aux Herbes Rouges) a conservé une aura de prestige et de légende qui a de quoi effrayer et repousser les metteurs en scène au moins autant qu'elle ne les attire. Personne ne s'est senti d'attaque. Sauf Claude Poissant, habitué de fréquenter l'œuvre de Larry Tremblay, avec qui il entretient d'ailleurs une relation de confiance qui semble aller toujours en grandissant.
Évidemment, je n'ai pas vu la création de la pièce en 1995 par Larry Tremblay lui-même. J'avais 11 ans. Je suis de cette génération pour qui le référendum de cette année-là n'est qu'un souvenir télévisuel: des foules brandissant devant les caméras du Téléjournal leurs drapeaux fleurdelisés et leurs pancartes colorées arborant un OUI décoré de fleurs ou du symbole universel de la paix. Je suis aussi de cette génération qui ne connaît The Dragonfly of Chicoutimi que par une lecture attentive du texte et des analyses savantes qui l'ont suivi, lues entre deux cours sur la dramaturgie québécoise à l'université.
Mais je sais tout de même que le souvenir de l'interprétation de Millette est encore vibrant dans la mémoire des spectateurs qui l'ont vu il y a quinze ans. Je sais aussi que le climat politique d'alors rendait fort-à-propos cette pièce «écrite en français avec des mots anglais». Le débat sur la question nationale et le rapport à l'étranger se transforme trop au Québec en ce moment pour que le processus d'acculturation linguistique à l'œuvre dans le Dragonfly résonne avec autant de force, même si, comme le disait encore Paul Lefebvre en soulignant la dimension universelle du propos, «tôt ou tard on aurait écrit ce texte ailleurs, à Athènes ou à Düsseldorf ou Dieu sait où.»
Pour ces deux excellentes raisons, Claude Poissant a bien fait de faire jouer ce texte par cinq acteurs dans un esprit choral et de ne pas en faire une lecture trop politique, privilégiant plutôt sa dimension onirique. Mais, à chaud, je me questionne sur le découpage qu'il en a fait, lequel isole en quelque sorte différents aspects de l'identité de Gaston Talbot sans leur permettre de se rencontrer autant que ne le propose le texte original, coupant aussi le texte d'une partie de son mystère et des riches énigmes qu'il tend au spectateur, en plus d'en réduire considérablement le discours sur la confusion identitaire. Les partitions des comédiens Patrice Dubois, Etienne Pilon et Dany Boudreault fusionnent mieux que les autres puisqu'elles évoquent toutes trois l'enfance de Gaston Talbot à leur manière, se rencontrant sur plusieurs fronts. Mais je dois dire que je vois mal où est l'intérêt de faire jouer à un comédien (Daniel Parent) le rôle de la mère et à un autre celui de l'aphasique (Mani Soleymanlou): des figures ici plus caricaturales qui, une fois isolées de la partition générale, ne semblent plus lui appartenir complètement. Faire porter aux acteurs Patrice Dubois et Etienne Pilon des costumes d'«Indien» et de «cow-boy» pour évoquer les jeux d'enfants auquel Gaston Talbot se livre avec son ami Pierre Gagnon-Conally me semble aussi très peu subtil. On voit moins bien, hélas, à quel point ces figures-là se battent à l'intérieur du même corps et du même esprit, et ainsi l'ampleur du trouble identitaire, psychologique et politique du personnage ne nous parvient pas avec autant de force que souhaité. La scénographie isole d'ailleurs chaque comédien dans une boîte de laquelle il ne sortira que rarement.
De manière générale, la mobilité des symboles parsemant le récit de Gaston Talbot est réduite par le découpage de Poissant et son traitement scénique où pulullent des noirs et des ponctuations musicales très marquées entre les différentes «scènes»: les souvenirs des jeux d'enfants avec Pierre Gagnon-Conally sont ainsi plus ou moins dissociés de la première partie du rêve de Gaston (où il mange le corps de sa mère) et de la deuxième partie de ce rêve (Gaston devient libellule), ainsi que du moment où Gaston se réveille de son long silence pour se mettre à se raconter en s'emmêlant dans ses mensonges et sa confusion. Là où le texte de Larry Tremblay mélangeait savamment les éléments, la mise en scène de Claude Poissant semble les désunir. Or, l'union fait la force, c'est bien connu!
Tout cela mériterait toutefois plus ample réflexion, et j'y reviendrai peut-être au moment de la reprise de cette pièce la saison prochaine. Car, disons-le aussi, c'est là tout de même une production de grande qualité dont la forme chorale a aussi quelque chose de très séduisant, et interprétée très correctement hier soir malgré la nervosité palpable des acteurs. À suivre, donc…
Sur la photo: Etienne Pilon et Dany Boudreault. Crédit: Dany Taillon
Je suis d’accord avec tes réflexions sur ce spectacle. Ces divisions (qui étaient aussi présentes dans la séparation en courtes séquences par de fréquents « black ») semblent avoir enlevé une dimension que j’aimais particulièrement dans The Dragonfly. L’instabilité (psychologique, émotionnelle, sociale?) de Gaston perd de sa force, la mise en scène créant un univers plutôt « binaire » (le cowboy v.s. l’Indien; la mère v.s. le fils) qui négligeait certaines subtilités du texte, à mon avis. Je crois que, sur ce coup, Poissant aurait dû permettre au public de se perdre un peu plus dans les histoires de Gaston Talbot, qui ne trouve plus son chemin à travers lui-même…