BloguesParathéâtre

FTA: L’Effet de Serge

Le théâtre ne sert à rien s'il ne suscite pas la discussion. Ma collègue Aurélie Olivier et moi-même vous proposons donc d'épier nos conversations pendant le Festival Trans-Amériques. Presqu'à chaud, après de courtes nuits de sommeil, nous nous livrons à d'intenses joutes critiques à deux voix, histoire de confronter les points de vue, décloisonner la pensée, provoquer le débat et briser la solitude de l'acte critique. Voici ce que nous a inspiré L'Effet de Serge, de Philippe Quesne.

 

Aurélie: Les premiers mots qui me viennent pour décrire ce que j'ai ressenti pendant L'Effet de Serge sont « désopilant » et « faussement inoffensif ». Je suis tout à fait séduite par la façon dont Philippe Quesne parvient à créer une impression de réel très forte, tout en nous transportant dans un univers absurde et surréaliste, et à nous faire une démonstration du vide de l'existence tout en ayant l'air de se livrer à une gigantesque plaisanterie. Nous voici face à un homme un peu bizarre, un peu voûté, qui marche et parle un peu lentement, et qui – vêtu d'un costume de cosmonaute – nous annonce le plus sérieusement du monde qu'il va nous raconter l'histoire de Serge (Gaetan Vourc'h), qui invite chaque dimanche des amis à assister à une représentation de son cru, d'une durée d'une à trois minutes. Dans ce spectacle, les frontières du théâtre s'estompent : pas de décor, juste des objets entassés dans un coin; pas de personnages clairement définis; pas de dialogues ou alors complètement creux et volontairement inaudibles; pas d'éclairages scéniques hormis quelques néons fixés au plafond; et surtout, aucune progression dramatique. Serge mange de la pizza en regardant la télé; Serge joue au ping-pong tout seul; Serge déballe la nouvelle bébelle qu'il vient d'acheter, et de temps à autre Serge accueille des gens chez lui, leur sert un verre de vin, leur fait une représentation de 2 minutes et les renvoie chez eux poliment. Tout au long du spectacle on a l'impression d'être dans une autre dimension, avec différents degrés de réalités. Ce qui donne cette impression – outre les nombreux moments de flottement –  c'est le décalage qui existe entre les réactions du public constitué par nous-mêmes, les spectateurs, et de celui constitué par les amis de Serge. Au début on se dit qu'en fait d'amis, ce doivent être des membres de la famille qui, chaque dimanche, un peu forcés, viennent assister aux élucubrations d'un cousin bizarre et rient de lui dans son dos. Ils doivent rire de lui, forcément. Comment ne pas rire d'un énergumène qui se prend extrêmement au sérieux quand il allume et éteint les phares d'une voiture en rythme sur de la musique de Wagner, et intitule cela une représentation? Et c'est là que le décalage qui fait tout le charme du spectacle se crée : non seulement ils ne rient pas de lui, mais ils sont impressionnés, voire émus. Tandis que nous, spectateurs assis dans la salle, sommes à la fois rigolards et incrédules!
 
Philippe: C'est là que, pour moi, le spectacle devient une vive critique de la critique. Philippe Quesne se moque par là de tout discours portant sur le théâtre ou sur l'art. Bref, il ironise sur ce que nous sommes en train de faire en ce moment-même, soit de diffuser un discours, qu'il soit savant ou non, sur l'art, en se mettant dans la position du critique. 
 
Aurélie: J'ai moi aussi perçu dans ce spectacle une estocade à l'endroit du critique d'art (théâtre inclus) : on ne comprend pas trop ce qu'on a vu, on est un peu gêné, on se sent obligé (ou on est obligé!) de faire un commentaire, et on déballe un ensemble de mots creux, comme « magique, vraiment réussi, comme au cinéma… ».
 
Philippe: Effectivement, le spectacle semble particulièrement écorcher un certain type de discours sur l'art, le plus pauvre et le plus creux possible. On peut certainement y voir une boutade à l'endroit des critiques complaisants ou des critiques improvisés qui enfilent sans retenue les lieux communs et les superlatifs. Mais le spectacle rend tellement vides de sens toutes les paroles prononcées par les spectateurs des petites performances de Serge qu'on ne peut qu'y voir une dénonciation catégorique de tout discours parathéâtral. Comme si chaque parole prononcée par une personne extérieure au processus artistique était vaine et superflue, et ce, absolument sans exceptions. En ce sens, la posture de Quesne est plutôt radicale. Or, il me semble que cette position unilatérale, qui soulève des questions très importantes, aurait gagné à être approfondie et nuancée. On y aurait trouvé un plus grand espace de réflexion.
 
Aurélie: Je n'ai pas du tout perçu sa position de manière aussi radicale que toi et je ne regrette pas le manque d'approfondissement du sujet. Tout dans ce spectacle est traité avec légèreté et ironie. C'est en nous déstabilisant que Quesne nous invite à réfléchir. D'ailleurs, il me semble qu'il ironise également sur la création théâtrale elle-même, qui peut à l'occasion prétendre faire un spectacle en brassant de l'air, et sur le public de théâtre, qui a l'enthousiasme facile.
 
Philippe: Absolument. Quesne s'attaque au cliché du théâtre pauvre, ce type de représentation fabriqué avec des bouts de ficelle et beaucoup de bonne volonté. Il pose ainsi une grande question, philosophique à souhait: toute entreprise artistique est-elle valable seulement parce qu'elle prétend l'être? Qu'est-ce qu'une œuvre d'art, au fait? Je dirais aussi qu'en extrapolant un peu, ces questions nous font réfléchir à un problème plus contemporain: tout spectacle, de quelque nature qu'il soit, peut-il être considéré comme une œuvre d'art? Dans un univers culturel comme le nôtre, où la Place des Arts cède tranquillement le pas au Quartier des Spectacles, où le divertissement remplace de plus en plus la création et où l'art devient un «produit culturel», il est bon de réfléchir collectivement à ces grandes questions esthétiques.
 
Aurélie: On perçoit toutefois derrière ça une prise de position en faveur de la création sous toutes ses formes, aussi infime soit-elle. Tout, dans cet univers, est vacuité, désœuvrement, et, pourtant, Serge en fait un double spectacle : pour ses amis qui viennent chaque dimanche, et pour nous, à qui il le raconte. J'y vois une démonstration de la nécessité absolue de créer, presque comme une condition de survie, comme remède contre le vide de l'existence. Dans le fond, ne sommes-nous pas un peu envieux de ce Serge, qui a conservé son âme d'enfant, le plaisir du jeu et de l'expérimentation et qui se donne en spectacle sans aucune censure, sans se soucier de ce qu'on va penser de lui?
 
Philippe: En ne définissant pas trop les personnalités des spectateurs qui viennent assister aux performances de Serge, la pièce insiste en effet sur l'acte de création pur et tend à reléguer le reste aux oubliettes, comme pour montrer la place secondaire des autres éléments dans sa vie: les amis, le travail, les moments de détente. Tout cela est représenté, mais de manière neutre et distante. Serge est un grand solitaire qui, bien qu'assez inapte aux relations sociales, ne peut absolument pas s'empêcher de se donner en spectacle et de s'épanouir (en quelque sorte) dans un acte de création, si minime soit-il.
 
Aurélie: On se demande aussi quel est le lien qui unit toutes ces personnes : elles arrivent, regardent 2 minutes du petit théâtre de Serge puis repartent, ayant à peine échangé trois mots. J'y ai vu une mise en évidence de liens qui se créent par nécessité – parce que l'homme est un animal social – entre des gens qui n'ont rien à se dire (ou rien à dire tout court?). Peut-être parce qu'être ensemble, c'est déjà bien. Cela montre aussi à quel point le regard de l'autre est essentiel.