Le théâtre ne sert à rien s'il ne suscite pas la discussion. Ma collègue Aurélie Olivier et moi-même vous proposons donc d'épier nos conversations pendant le Festival Trans-Amériques. Presqu'à chaud, après de courtes nuits de sommeil, nous nous livrons à d'intenses joutes critiques à deux voix, histoire de confronter les points de vue, décloisonner la pensée, provoquer le débat et briser la solitude de l'acte critique. Nous avons quelques réserves et quelques désaccords sur la pièce Asalto al agua transparente, des Mexicains Gabino Rodriguez et Luisa Pardo.
Philippe: Chère Aurélie, on a ici affaire à une jeune compagnie mexicaine, Lagartijas Tiradas al sol (Lézards épivardés au soleil), qui en est à sa première représentation en dehors du Mexique et dont le travail est d'une grande modestie, d'une grande sobriété et simplicité. Rien à voir avec les esthétiques léchées des grandes compagnies européennes qu'on a l'habitude de voir dans le réseau des festivals internationaux et qui finissent tôt ou tard par débarquer au FTA. Les éclairages sont plats et uniformes, la scène est jonchée d'objets récupérés et même d'ordures (boîtes de bois, cannettes de boisson gazeuse, etc.) et tout prend ici le visage d'un théâtre volontairement pauvre. Il y a là, outre l'apparent manque de moyens, un présage de l'histoire qui nous sera racontée: celle d'un territoire de plus en plus endommagé et défiguré par l'erreur humaine. On reparlera plus tard de l'utilisation des objets, qui m'est apparue peu signifiante, mais disons aussi que la pauvreté des moyens scéniques a l'avantage de nous inviter à accorder une meilleure attention au texte. Et c'est là que tout se joue. Gabino Rodriguez et Luisa Pardo font un théâtre surtout documentaire, nous racontant l'histoire de la disparition des cours d'eau de la ville de Mexico, à commencer par la première erreur fatale: la ville a été construite sur un lac. Irrigation après irrigation, elle a été graduellement asséchée et ne compte plus aujourd'hui que 10 km2 de lacs (sur les 2000 qu'elle comptait à l'origine). La situation est fort préoccupante, et ces jeunes artistes mexicains veulent sonner l'alarme. Or, il m'a semblé que l'organisation des informations était déficiente ou que l'urgence d'agir était mal communiquée, peut-être à cause de la deuxième trame narrative du spectacle, où les deux comédiens-personnages développent une amourette sur fond de musique populaire mexicaine, avec tout ce que cela comporte de kitsch et de trémolos artificiels. N'était-ce pas un peu parasitaire, et intégré de manière un peu forcée à l'ensemble? Chaque fois qu'est jouée une scène "amoureuse", elle fait dévier le propos du spectacle et ne sert en rien à l'avancement de la quête documentaire. Il y aurait pourtant eu là une formidable manière d'unir plus significativement les protagonistes dans un objectif commun et de rendre par là leur démarche documentaire plus viscérale et plus urgente encore. Qu'en penses-tu ?
Aurélie: La deuxième trame narrative dont tu parles est l'histoire personnelle de Janet, qui part à la conquête de la ville, la tête pleine de rêves, pour se heurter de plein fouet à la réalité et à son lot de désillusions. Je trouve que la mise en parallèle avec l'histoire de la ville de Mexico, elle-même née de la conquête (des hommes sur la nature et des hommes sur les hommes), introduit une réflexion intéressante sur l'histoire et le peu de leçons que l'on en tire. Pour moi, l'amourette sur fond de musique populaire mexicaine illustre bien la désillusion de Janet, puisqu'elle finit par tomber dans les bras d'un homme qu'elle repoussait au départ, vaincue par la solitude. Je ne pense donc pas qu'elle fasse dévier le propos, qui, au-delà de la question de l'épuisement des ressources naturelles (ici l'eau), aborde les méfaits de l'urbanisation. Dans le passé et aujourd'hui, la ville c'est le rêve : rêve de nouveau départ, rêve de pouvoir, rêve de richesse, rêve de lien social. Et au final, il y a le désastre : guerres et épidémies dans le passé et aujourd'hui un air irrespirable, des heures de trajet pour se rendre d'un point à un autre, la disparition sous les ordures, la solitude. Un chiffre qui m'a marquée : 72% des jeunes qui habitent la ville de Mexico se disent heureux. Est-il possible que l'acquis prenne tellement le pas sur l'inné que l'on en vienne à se convaincre que notre nature profonde est urbaine? Il y a là matière à réflexion, et je suis heureuse que cette pièce ait déclenché en moi ces questionnements, même si l'on peut regretter qu'elle reste en surface des choses et que la construction soit assez maladroite – je suis d'accord avec toi sur ce point.
Philippe: Ta réflexion sur l'urbanisation est intéressante. Le spectacle ne fait toutefois que l'esquisser, à mon avis, et bien que la problématique de la disparition des cours d'eau de Mexico soit directement reliée à l'étalement urbain, le spectacle entrelace très maladroitement ces fils-là. Mais je me répète.
Aurélie: Autre chose que je déplore : le spectacle est si didactique, si explicatif, que j'ai plus d'une fois eu l'impression d'être une élève récalcitrante assise sur les bancs de l'école secondaire. Et je ne parle pas ici de l'enchaînement de dates pour nous raconter l'histoire de Mexico, mais plutôt de cette façon de tout nous expliquer par A+B, au cas où on ne comprendrait pas le message. Prenons l'exemple de la scénographie : dès le début, l'entassement de cageots à fruits et de cannettes de boissons sucrées évoque l'immense tas de déchets que produit une telle concentration d'êtres humains (20 millions à Mexico). Au fur et à mesure, la scène se transforme en immense dépotoir, les comédiens se jetant des ordures à la tête. C'est pour le moins parlant. Et pourtant, les voici qui éprouvent le besoin de nous dire que la ville disparaît sous les ordures… Et ce n'est qu'un exemple parmi de nombreux autres. Comme s'ils ne faisaient pas confiance à la capacité d'interprétation du public ou à leur propre capacité d'évocation. Quant à l'utilisation des accessoires, je ne la trouve pas à proprement parler insignifiante, mais plutôt artificielle, et faisant parfois office de remplissage.
Philippe: D'accord avec toi pour le didactisme. D'un point de vue strictement formel, j'éprouve aussi un malaise avec le fait que la démarche documentaire ne soit pas totalement transparente. Les statistiques et les faits énoncés dans le spectacle proviennent d'une recherche exhaustive effectuée par les comédiens. Or, ils s'évertuent à cacher les sources, à livrer cette matière documentaire comme si elle ne venait que d'eux-mêmes et de leur connaissance parfaitement intégrée de la situation. Je vois bien l'objectif d'une telle intégration, qui ne dissocie pas les protagonistes de la situation qu'ils explorent, mais il me semble que ça renforce le didactisme et le petit ton sentencieux de la pièce. Ils ne sont pas dans une démarche de théâtre documentaire classique, dans laquelle on suivrait à la trace le travail d'intervieweurs-chercheurs à la manière d'une enquête (c'est ce que fait, par exemple, le Théâtre Porte-Parole d'Annabel Soutar à Montréal). Ils ne sont pas non plus dans un processus de sublimation ou de transformation du réel, comme le ferait par exemple le metteur en scène suisse Stefan Kaegi par le biais du ludisme, dans des pièces comme Mnemopark (vue au FTA en 2007) ou Radio Muezzin. Cela les place dans une sorte d'entre-deux inconfortable. La posture choisie par les «lézards épivardés au soleil» me semble moins théâtralement riche, et par le fait même elle demeure le plus souvent coincée au premier niveau de sens. Ça n'enlève rien à la pertinence du propos, mais ça diminue le rôle du spectateur, qui dispose de peu de portes d'entrée dans l'œuvre et de peu de place pour son propre travail d'imagination et de réflexion. Même chose pour l'utilisation des objets, la plupart du temps assez illustrative. L'image de minces filets d'eau coulant par de tout petits trous percés dans un sac, par exemple, est bien trouvée et exprime bien l'idée de la pénurie. Mais rien de plus. Elle est utilisée un peu sèchement, sans grande poétisation ni déplacement de son sens premier. Dommage.
Aurélie: Je trouve que tu y vas un peu fort en disant qu'ils « s'évertuent à cacher les sources ». On a l'impression que tu les accuses de dissimulation alors qu'ils citent simplement des dates historiques et des statistiques de l'institut national de statistiques mexicain! Pour moi, le problème ne vient pas du fait que leur démarche documentaire ne soit pas transparente, mais plutôt qu'elle ne soit pas étayée : soit il n'y a pas assez de recherche pour que les faits parlent d'eux-mêmes, soit leur propos n'est pas assez approfondi pour que les faits ne viennent que le renforcer. Le résultat est inabouti, et on sort de la salle un peu sur notre faim.
Philippe: Peut-être ai-je mal exprimé ma pensée. Il ne s'agit pas ici de les accuser de "dissimulation", simplement de mettre en lumière une faille dans le processus de dévoilement théâtral des faits et des statistiques. S'ils ne s'«évertuent pas à cacher les sources», ils ne cherchent pas du tout à les dévoiler, et enfin je trouve que le dévoilement du processus de recherche (car il y en a bien eu un) aurait été éclairant. Peut-être le problème réside-t-il alors dans le manque de distance par rapport à ces faits et par rapport aux sources: il n'y a pas beaucoup de mise en relief de ces informations. Sur ce, je vous invite à découvrir une autre facette du travail de cette compagnie mexicaine avec leur deuxième spectacle présenté au FTA, Catalina. Je n'aurai pas l'occasion de le voir, mais Aurélie, tu en feras la critique sur montheatre.qc.ca. On te lira avec attention.