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FTA: La pauvre Sonia

Le théâtre ne sert à rien s'il ne suscite pas la discussion. Ma collègue Aurélie Olivier et moi-même vous proposons donc d'épier nos conversations pendant le Festival Trans-Amériques. Presqu'à chaud, après de courtes nuits de sommeil, nous nous livrons à d'intenses joutes critiques à deux voix, histoire de confronter les points de vue, décloisonner la pensée, provoquer le débat et briser la solitude de l'acte critique. Voici le dernier dialogue de cette série festivalière, à propos de Sonia, du letton Alvis Hermanis (Nouveau Théâtre de Riga).

Philippe : Le Québec aime bien le metteur en scène letton Alvis Hermanis. Ses quelques passages au Carrefour international de théâtre de Québec ont récolté grand succès, et c'est la deuxième année consécutive que le FTA propose l'une de ses pièces au public montréalais. The Sound of Silence, spectacle non-verbal sur les musiques de Simon & Garfunkel, avait happé les festivaliers par sa bonne humeur et sa nostalgie réconfortante l'an dernier.  Cette fois encore, la nostalgie, au meilleur sens du terme, est reine. Même si le propos est plutôt mince chez Hermanis (on élaborera plus tard), il fait preuve d'un tel souci du détail dans la reconstitution naturaliste des lieux et des ambiances qu'il y a de quoi satisfaire pleinement l'œil. C'est d'abord, pour moi, une expérience visuelle et atmosphérique; la scénographie étant porteuse d'histoire et de vécu dans sa matière même. En nous faisant entrer doucement dans un lieu très chargé (au sens propre comme au sens figuré), Hermanis semble nous demander d'être sensible aux fantômes et aux présences cachées dans les murs. Car là, peut-être, se cache encore l'âme de Sonia, grosse femme laide et idiote dont il ne reste que peu de traces, mais qui revivra par la magie du théâtre.

Aurélie : Je dois dire que le soin maniaque avec lequel Alvis Hermanis a reconstitué dans les moindres détails un appartement russe des années 1940 est fructueux. Un lit bien fait, une armoire parfaitement rangée, une machine à coudre, un gramophone, des napperons, une seule pièce faisant à la fois office de chambre, salon et cuisine… En un coup d'oeil, nous nous faisons le portrait d'une femme simple, tirant fierté de son intérieur impeccable et consacrant toutes ses énergies aux tâches ménagères. J'ai trouvé qu'il y avait quelque chose d'hypnotisant à regarder le comédien Gundars Abolins (qui incarne Sonia) effectuer en silence les gestes de la vie quotidienne. Sans un mot, il nous transmet toute la solitude de cette femme, sa douceur aussi. L'énergie qu'il met à ôter la moindre petite miette de la table, à préparer un poulet (en lui donnant un massage), à faire gonfler ses oreillers, nous dit une femme à l'univers bien réglé, pour qui la routine est un rempart contre le monde. L'histoire racontée par l'auteure russe Tatiana Tolstaia, celle d'une femme laide et bête, proie d'une plaisanterie cruelle, est plutôt triste. Car elle a beau être niaise, elle n'en a pas moins besoin d'amour, comme nous tous. Du coup, on est ambivalent à l'égard de ces mauvais farceurs qui lui envoient de fausses lettres d'amour pendant des années par haine, mais donnent finalement un sens à sa vie sans le vouloir.

Philippe: Exact. Mais cette fable sans prétention et inoffensive, bien que touchante et attendrissante à sa manière, n'est pas d'un grand intérêt. Pour moi, le propos d'Alvis Hermanis se situe aillleurs, dans le simple fait de prendre du temps pour raconter l'histoire d'une pauvre femme idiote dont personne ne se rappellerait autrement. Les comédiens entrent d'ailleurs sur scène comme des voleurs, cagoulés et discrets, pour rejouer en catimini et à l'abri des regards l'histoire de cette pauvre Sonia. Image forte qui montre à quel point il n'est pas commun et pas très à la mode de rendre hommage aux anonymes de ce monde, et comme le temps passe et risque de tout effacer sur son passage. J'y vois l'esquisse d'un questionnement sur notre rapport fragile à l'histoire, et sur le peu de considération que notre société du spectacle et de course à la performance accorde aux solitaires et aux âmes modestes de ce monde. Mais c'est là beaucoup de bons sentiments et d'évidences pour près de deux heures de spectacle…

Aurélie: Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'Hermanis maîtrise le langage théâtral. Il réussit à mêler harmonieusement différents genres (naturalisme, burlesque, pantomime, mélodrame) pour créer un univers à la fois drôle, touchant et fantaisiste. L'idée de faire raconter cette histoire par deux cambrioleurs qui prennent les rôles l'un de Sonia et l'autre d'un narrateur nous permet d'assister à la naissance du personnage de Sonia, un beau moment de théâtre. Le fait que le narrateur fasse parfois irruption dans l'histoire qu'il raconte (par exemple en mangeant le gâteau préparé par Sonia, où lorsque celle-ci découvre avec stupeur sur son lit les papiers des bonbons qu'il a mangés) crée un effet comique. De plus, avoir choisi de faire interpréter Sonia par un homme crée un décalage séduisant. Quand elle se déplace gauchement, les bras dans les airs, à la fois lente et empressée, minutieuse et maladroite, Sonia ne ressemble à nulle autre.

Philippe : Voilà. Le travail du Nouveau Théâtre de Riga est essentiellement formel. Il y a dans ce mélange de naturalisme et de burlesque quelque chose d'assez inédit. Surtout que les ingrédients du burlesque, ici, sont désamorcés par la lenteur et ne tombent pas dans le piège de l'agitation et de l'excès que cette forme impose habituellement. C'est du burlesque quasi hypnotique. Ce n'est pas peu dire!

Aurélie: J'ai toutefois un bémol quant à l'interprétation de Jevgenijs Isajevs, le narrateur, qui manque de subtilité. Je me demande encore quelle mouche a piqué Hermanis pour qu'il décide de lui faire jouer toute la pièce avec le visage couvert du gâteau au chocolat sur lequel il s'est endormi! Par ailleurs, le fil narratif, qui progresse par bonds et retours en arrière est parfois un peu chaotique. En fait, je pense que la clé pour apprécier cette pièce, c'est de se laisser aller à l'émotion, sans trop intellectualiser et d'accepter la lenteur. Le spectacle a une force tranquille qui laisse sa marque en douceur, et on garde en nous l'image de cette femme que la vie laisse sur le côté du chemin parce qu'elle ne répond pas aux normes de la société : trop laide, trop bête. Voir Sonia faire bouillir son papier peint parce qu'elle n'a plus rien à manger, donne en un instant une vision de la guerre tout à fait bouleversante.

Philippe: Voilà qui termine notre dialogue sur une très belle image…