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Brassard, des mois plus tard

J'ai enfin trouvé du temps pour lire la biographie d'André Brassard, signée Guillaume Corbeil aux éditions Libre Expression.

Corbeil s'y fait tout petit, comme vous le savez, pour laisser parler Brassard avec ses métaphores très concrètes, entremêlant sans distinction sa vie privée et sa vie professionnelle, inextricablement liées.
Ça donne un document vif, sensible, débordant d'humanité et de franchise.  Le biographe, sensible à la parole brute du metteur en scène et à l'analyse que Brassard fait lui-même de son passage sur terre, le laisse entremêler souvenirs d'enfance et moments charnière de sa vie d'artiste, douloureux épisodes intimes  et grandes exaltations scéniques, de manière parfois chaotique. Tranquillement, pour peu que l'on accepte de prendre le chemin sinueux de sa pensée, Brassard nous montre que la sphère privée détermine pour beaucoup les choix de l'artiste, que le metteur en scène talentueux et ambitieux n'existe pas sans l'homme brisé qui se cache derrière.

Soit. Mais pour l'amateur de théâtre, l'intérêt réside surtout dans les quelques esquisses de théories de la mise en scène que Brassard dessine au fil du bouquin, presque malgré lui. Quoique, le mot théorie est beaucoup trop fort pour décrire ces passages: plutôt des considérations générales sur le métier et sur les acteurs, qui n'en forment pas moins, en s'accumulant, ce qu'on pourrait aisément identifier comme la "vision" du théâtre préconisée par Brassard. S'y affirment, entre autres, son parti-pris pour un véritable théâtre de texte, sa volonté de placer les acteurs en déséquilibre ainsi que son rejet catégorique des mises en scène dites «trop conceptuelles». Ce sont des extraits précieux, sachant que le bonhomme a toujours été assez réfractaire aux synthèses et aux théorisations de son travail, même s'il adorait transmettre sa passion aux plus jeunes. Il n'est pas le seul: rares sont les metteurs en scène québécois à écrire sur leur méthode ou leur vision du théâtre, une pratique pourtant répandue en Occident (et bien sûr fort prisée par les Européens).

Brassard (c'est le titre de la biographie) se veut une œuvre de mémoire. «Je ne veux pas partir sans laisser de témoignage», dit-il en prologue. Ce livre constitue en effet un témoignage vibrant. Mais il témoigne plus de l'homme que de l'œuvre, et en ce sens-là, il me semble qu'il y a encore une autre biographie à écrire sur André Brassard. Je ne crois pas que, dans les circonstances, Guillaume Corbeil aurait pu faire autrement que ce qu'il a fait. Il a fait entendre la parole d'un homme qui avait soif de parler avant de s'éteindre. Maintenant, il faudra bien que quelqu'un prenne le temps de raconter la vie de Brassard en décortiquant son œuvre, en identifiant les grands courants qui l'ont traversé, en témoignant des mises en scène d'un point de vue englobant, à l'aide d'archives, de témoignages externes, d'analyses plus sérieuses, de mises en perspective. Le travail accompli par Guillaume Corbeil, et par Wajdi Mouawad avant lui (dans une série d'entretiens publiés sous le titre Je suis le méchant), ne peuvent qu'ouvrir la voie. Notons aussi que le critique et professeur Hervé Guay a défriché le terrain dans un article publié dans l'ouvrage Théâtre québécois 1975-1995 (dirigé par Dominique Lafon, éditions Fides).

Quant à la controverse sur la pédophilie de Brassard qui a éclaté sur la blogosphère et dans les radios trash de Québec après que Nathalie Petrowski et René Homier-Roy se soient extasiés de la franchise de l'homme de théâtre sur les ondes de Radio-Canada, c'est une tempête dans un verre d'eau. On peut toutefois se demander pourquoi, dans une chronique de quelques minutes, les deux chroniqueurs aient choisi de parler si longtemps de cet aspect-là du bouquin. Il y avait, me semble-t-il, bien d'autres choses à raconter…