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Désolation culturelle et chiens aux abois

Il va bien falloir que les artistes se mettent à grogner. À
aboyer. Et peut-être à mordre. Pendant que le Conseil québécois du théâtre
dévoile des chiffres absolument désolants sur les conditions de la pratique
théâtrale québécoise, les organisateurs de l'événement Etats d'Urgence se font
couper drastiquement les vivres par Patrimoine Canada et Wajdi Mouawad gueule
son mépris de l'industrie culturelle dans Le Devoir. Petit résumé d'une semaine
de désolation culturelle.

 

La
semaine dernière, le Conseil Québécois du théâtre (CQT) dévoilait les résultats
d'une étude sur les conditions socioéconomiques des artistes de théâtre au
cours de la saison 2007-2008. On n'y apprend pas grand-chose qu'on ne savait
déjà sur les salaires moyens des interprètes de théâtre, qui gagnent en moyenne
4000$ par contrat (j'arrondis). Sachant que la plupart ne peuvent enchaîner
plus de deux contrats au théâtre dans une même année (à moins d'être une machine
comme Sylvie Drapeau et d'y risquer sa santé), on comprend mieux pourquoi ces comédiens se précipitent
sur les lucratifs contrats télévisuels. Plus intéressantes sont les données concernant
la circulation des œuvres sur notre territoire et à l'étranger. Elles
confirment ce que j'avançais dans mon dernier billet: les productions théâtrales
québécoises ne tournent presque pas sur notre territtoire. En 2007-2008, 97 productions
ont fait une petite tournée, mais la plupart n'ont pas quitté la région
montréalaise élargie. L'Abitibi, le Saguenay, la Gaspésie et les autres régions
n'ont accueilli qu'une dizaine de productions. Et l'étranger? Seulement 7% de
nos spectacles se promènent, surtout en France, et les chiffres fondent comme
neige au soleil dès qu'on élimine les spectacles jeunes publics du calcul. C'est
sans compter que la moyenne des représentations à Montréal ne dépasse pas les
17 soirs.

IL Y A DONC URGENCE. C'est insensé de produire autant de théâtre pour
le jouer si peu. On a maintenant des chiffres pour le dire. Le Conseil des Arts
et le Ministère de la Culture vont-ils un jour investir les petites sommes
nécessaires pour favoriser la circulation de notre théâtre? Il suffirait d'un
petit coup de pouce aux diffuseurs régionaux et d'un petit coup de pouce aux
compagnies pour défrayer les frais de tournée. Il n'y a pas de meilleure
solution pour améliorer les conditions économiques des artistes de théâtre, pas
de meilleure solution pour faire rayonner leur art ici comme ailleurs, pas de
meilleure solution pour rentabiliser les productions et générer des profits qui
pourront être réinvestis dans des projets de plus grande envergure, pas de meilleure
solution pour que notre théâtre se développe et gagne en maturité, pas de
meilleure solution pour que les artistes qui le désirent puissent se consacrer
à cet art sans être distrait par d'autres obligations professionnelles et que notre
théâtre en soit projeté vers les plus hauts sommets. Et quand notre théâtre
aura atteint cet état de santé et touché de nombreux publics sur notre propre
territtoire, parions que les diffuseurs étrangers se l'arracheront.

Lire
aussi, à ce sujet, le texte de Jean Siag dans La Presse.

***

Changement
de sujet. Je ne peux pas ne pas vous parler du désespoir dans lequel se
retrouve ce matin l'Action Terroriste Socialement Acceptable (ATSA), organisme
qui chapeaute l'événement État d'Urgence, ce happening annuel qui réunit
artistes et gens de la rue autour de la question de l'itinérance. Ils ont
appris hier, à une semaine de la tenue de leur événement, que la  subvention de 43 000$ que leur versait
Patrimoine Canada a été entièrement supprimée. Au téléphone, quand j'ai demandé
naïvement à la cofondatrice Annie Roy si elle allait bien, j'ai eu droit à une
réponse cinglante. «Non, tout va mal, m'a-t-elle dit. Depuis quelques années, le
programme "Développement de la communauté par le biais des arts" de
Patrimoine Canada finance de plus en plus généreusement notre événement. On est passés au
fil des années d'une subvention de 10 000$, à 25 000$, puis 43 000$
l'an dernier. Et soudainement plus rien. C'est totalement irresponsable de leur
part. Ça représente le tiers de notre budget (le reste est comblé par les
Conseils des Arts et par du financement privé). On ne comprend pas la logique de
Patrimoine Canada, dont l'enveloppe budgétaire est récemment passée de 2 à 4
millions, et qui ne nous a jamais lancé d'alerte. Nous sommes plutôt bien cotés, le budget de notre organisation augmente sans cesse car nous
faisons tous les efforts de financement public et privé qui s'imposent, et nous
n'avons pas de raison de croire qu'on était en danger. Après ce qui est arrivé
aux Francofolies cet été, j'en suis presque à croire qu'on est victimes de Québec
bashing
ou d'une réduction de notre budget pour des raisons idéologiques, parce
que notre mandat social et artistique ne correspond pas aux valeurs
conservatrices et bien-pensantes du gouvernement fédéral. L'un des
fonctionnaires avec qui nous sommes en contact nous disait qu'il croit que le
nom de notre organisme peut être en cause. C'est absurde. On a choisi de s'appeler
Action Terroriste Socialement Acceptable, mais si on était là pour poser des
bombes, en 12 ans d'existence ce serait déjà fait. On est un organisme
artistique et citoyen, on a gagné le prix Artistes pour la Paix, et Patrimoine
Canada le sait très bien.»

Misère. Et cette mauvaise nouvelle arrive alors que,
déjà, ATSA songeait à ne pas produire Etat d'Urgence l'an prochain, son budget
étant déjà insuffisant. Alors, si vous avez l'âme généreuse et si votre
indignation vous le commande, les Terroristes Socialement Acceptables acceptent
tous vos dons. Les coordonnées de l'organisme sont sur leur site web.

***

Dans
un tel contexte, Wajdi Mouawad a de bonnes raisons de gueuler. Ce matin, dans
une édition spéciale du Devoir entièrement rédigée par des écrivains, il signe
un texte dans lequel il peste contre l'obéissance du Québec aux diktats de l'industrie
culturelle. Bon, ce n'est pas son meilleur, car Wajdi y est volontiers provocateur
et peu nuancé, mais sa colère me fait toujours du bien. Je vous en conseille
donc la lecture, que vous pourriez accompagner du visionnement de son discours
aux étudiants de l'École nationale de théâtre lors du lancement des festivités
du 50e anniversaire le 2 novembre dernier, alors qu'il recevait le
prix Gascon-Thomas. Il y fait aussi l'éloge de la désobéissance, rappelant à
ces futurs comédiens, scénographes, auteurs et metteurs en scène l'importance de se battre
contre l'obéissance et de remettre en question ce qu'on leur aura appris.

***

Autre
changement de sujet. Nous avons dévoilé hier les lauréats des Prix de la
critique pour la saison 2009-2010. Dans la catégorie Montréal, Philippe Ducros
remporte les honneurs pour sa pièce L'Affiche. Dans la catégorie Québec, le Théâtre
I.N.K est récompensé pour la pièce La robe de Gulnara, d'Isabelle Hubert, dans
une mise en scène de Jean-Sébastien Ouellette.

D'un côté, un auteur et metteur
en scène politisé qui a le courage d'exposer sur scène la violence de l'occupation
palestinienne. De l'autre, de jeunes artistes qui s'intéressent au triste sort
de réfugiés de guerre en Azerbaïdjan. Avez-vous compris le message? On aime ça,
le théâtre politique et les paroles engagées, quand elles sont portées avec
intelligence, avec les nuances nécessaires, avec humanité et sensibilité. On
est avides de ce genre de parole, de ce genre de théâtre ancré dans l'actualité,
de ce genre de théâtre qui bouscule notre confort et ébranle nos certitudes. Le
théâtre, s'il ne doit pas s'y cantonnner, a le devoir de nous parler de notre
monde, d'en proposer un angle de vision original, de l'aborder en toute
liberté, en faisant fi de la rectitude politique ambiante.

À leur manière,
Ducros et Hubert ont désobéi. Ils ont désobéi à la règle non-écrite qui veut
que le théâtre politique soit nul et emmerdant. Ils ont osé prendre parole, en
tant que Québécois, sur des enjeux internationaux qui nous concernent tous. Ils
contribuent peut-être à façonner une nouvelle aire de notre dramaturgie,
branchée sur les conflits et les enjeux du monde entier. C'est cela, en partie,
que nous avons voulu reconnaître en leur remettant le prix de la critique.

Maintenant,
si ce prix donne un argument supplémentaire à Philippe Ducros pour convaincre
de nouveaux diffuseurs de présenter L'Affiche, à Québec, au Saguenay, en
Abitibi, en Gaspésie, en France, en Espagne, au Liban, en Allemagne, en Belgique
ou ailleurs, les critiques montréalais pourront dire mission accomplie. Cette
pièce, dans la mise en scène tout à fait percutante de Ducros, doit être
reprise et doit être vue par un bien plus grand nombre de spectateurs. Quant à La robe de Gulnara, les Montréalais pourront courir à l'Espace Go à compter du
30 novembre. J'en serai.

Pour
consulter le communiqué officiel des Prix de la critique et découvrir les
lauréats des autres catégories, c'est par ici.

Sur la photo: une scène de L'Affiche. Crédit: Frédéric Ciminari